Les flamandes

 

Marie dit qu’elle a peu de souvenirs d’elle. D’ailleurs, elle ne parle pas d’elle. Ou presque jamais. Marie est assise, haut-perchée sur le tabouret du bar. Elle commande une pinte de blonde. Elle ne regarde personne et moi moins que les autres. Je ne sais plus ce qu’elle fait dans la vie. Pour moi, elle est cette personne figée dans le temps, cette femme aux ongles rongés et aux lèvres gercées. Je ne sais plus quand cette conversation a commencé. Un peu par hasard. C’était la fin de soirée. J’avais bu trop de shots de vodka. J’ai parlé flamand. Marie m’a regardée en écarquillant les yeux.

Tu es flamande ?

J’ai acquiescé. J’avais fini mon service et elle m’a poursuivie dans la rue en titubant. J’ai fini par prendre pitié d’elle. Je me suis assise sur le trottoir et j’ai roulé une cigarette en me concentrant pour ne pas déchirer la feuille. Je crois qu’on s’est assises pas loin de Pompidou parce que j’ai reconnu un des clochard que je vois souvent quand je prends mon service.

Je ne sais plus de quoi on a parlé, j’étais trop bourrée pour m’en souvenir. Mais elle est revenue, le soir suivant, et tous les autres soirs d’après. Elle ne parle pas beaucoup en général et moi non plus. Je sais qu’elle s’appelle Marie De Clercq. Sa grand-mère est flamande, mais elle n’en connaît pas un mot.

Enfin si je sais dire, Ik ben Marie. Je sais qu’on dit Brussels et Luik. Y a des mots je peux les lire, mais pas les dire comme sinaasapelsap, parce que depuis enfant je le vois écrit sur les briques de jus d’orange.

Elle ne connaît pas le flamand malgré qu’elle soit Belge. Elle dit que « belge » ça n’existe pas. Qu’elle peut compter le nombre de fois où elle a traversé la frontière pour aller en Flandre : 4 fois. Elle a vu Bruges / Brugge pour la première fois, il y a deux ans. Elle ne connais pas Anvers / Antwerpen. Sauf la gare. Elle connaît beaucoup mieux les Pays-Bas. Souvent elle « descendait » à Maastricht pour acheter de la drogue dans des Coffee Shop sur le canal. Marie dit qu’en Belgique c’est plus simple qu’en France. On « descend » quand on va quelque part, on « monte » toujours chez soi. Ou alors c’est selon le niveau de la mer. Elle ne sait plus mais c’est mieux en tout cas.

Je ne dis rien. Elle est trop bourrée. J’essaye de lui dire qu’elle devrait rentrer. Elle recommande une pinte. Je lui sers. Peut-être que je ne devrais pas mais je lui sers quand même. Je suis barmaid. C’est mon boulot de leur bourrer la gueule. Elle la boit d’un trait. Elle accroche mon bras. Elle me regarde presque dans les yeux. Ils sont voilés, elle est beaucoup trop ivre.

Je lui commande un taxi. Je l’accompagne devant le bar en la tenant par la taille. Elle me demande mon prénom. Elle ne me l’a jamais demandé. Je lui dis Katia. Elle met sa main sur mon coup et m’embrasse. Son haleine pue l’alcool. Je la repousse doucement. Elle se penche en avant et vomis sur le pavé. Le chauffeur de taxi semble faire la tronche. Il dit qu’il ne veut pas de nanas bourrées dans son taxi, qu’elle va tout lui « saloper ». Je lui donne un gros pourboire. Il ouvre sa porte en regardant mes seins. Quand il s’éloigne, je pense que j’aurais peut-être dû l’emmener moi-même, appeler une amie à elle. Je ne sais même pas si elle a une amie. D’ailleurs, elle est toujours seule.

Je bois un shot de vodka et me réinstalle derrière le bar. La musique est sympa, il y a beaucoup de clientes, c’est vendredi soir. J’oublie un peu Marie. J’oublie la Flandre. J’oublie mon histoire. Ca fait longtemps que je l’ai oubliée. J’oublie souvent ma langue, j’ai adopté le français comme un nouveau souffle. Le français me fait respirer.æ

Je me suis endormie avec Jeanne. Elle dort toujours dans mon lit quand je me réveille. Jeanne est rousse aux cheveux bouclés. Elle est restauratrice d’œuvres d’art. Elle parle souvent d’aller à Bruxelles. Mais elle dit BruXelles. Je n’aime pas quand les Français prononcent le X, mais j’ai arrêté de les reprendre, ils ne comprennent pas. Ils débattent linguistique. Je baisse les armes. Elle veut voir le musée Horta. Elle est fascinée par l’Art Nouveau et par Victor Horta. Je ne lui dis pas que c’est moche. Je ne lui dis pas que je déteste l’Art Nouveau. Je n’aime pas le luxe. Je n’aime pas Bruxelles. Pas Bruxelles-Ville. Je n’aime pas Ixelles et ses étangs. J’aime seulement Anderlecht et ses faubourgs sales. Mais j’en suis partie quand même. Maintenant Anderlecht me manque. Je ne dis jamais que je viens de Bruxelles. Je dis toujours Anderlecht. Les gens disent c’est pas un club de foot ? Je hausse les épaules. J’aime pas le foot. J’aime encore moins faire semblant d’aimer le foot. Chez moi, les gens disent « les Mauves » pour parler du club. Je ne sais pas pourquoi en France, les gens disent « violet ». En Belgique ce sont deux couleurs différentes. Mauve, c’est très foncé. En flamand, c’est paarse ou purper.

Je bois le café en écoutant un 33 tours de Duran Duran. Les flics débarquent chez moi 30 minutes plus tard. J’ai mis du temps à comprendre quand je suis arrivée en France la différence entre la police et la gendarmerie.

Nous on a tout fusionné, ça foutait le bordel, après l’affaire Dutroux.

Je ne peux pas expliquer précisément. Peut-être que quelqu’un m’a raconté l’histoire un jour, mais je ne m’en souviens plus. Je sais juste qu’on a plus que la police.

Ils sont deux. Deux hommes. Un des deux porte une moustache grisonnante. Il est habillé avec une veste en cuir et jeans. Il me montre son insigne. Son partenaire bedonnant me tend une photo. Avant même de voir son corps tuméfié et ses lèvres bleutées, je sais déjà que Marie De Clercq est morte. Je le savais hier soir quand je l’ai faite monter dans le taxi. Je le savais peut-être le jour où je l’ai rencontrée. En voyant son cadavre, la bile remonte le long de mon œsophage et mes oreilles bourdonnent. Je cligne des yeux plusieurs fois et je sais que j’ai l’air stupide. Jeanne se lève. Le flic a un air narquois, mais peut-être que c’est moi qui l’imagine cet air-là.

Ca va ? Katia, ça va ?

Alsof ik een lijk had gezien.

Le flic à la moustache demande à Jeanne ce que j’ai dit. Jeanne le regarde sévèrement.

Je ne parle pas flamand.

L’autre flic, le gros, sort une petite poche en plastique fermée, dedans il y a un carnet. Sur le carnet, il y a un post-it. Pour Katia. Il me demande comment on se connaît. Je lui raconte. Je ne parle pas du baiser. Mais je parle du taxi. Il note tout ce que je dis. Puis ils me serrent la main.

Au revoir Madame De Bruyne.

Mais ils prononcent « bruine ». Ils demandent si je suis de la famille du joueur. Je pense à ma mère. Plus d’un âne s’appelle Martin. Je ne le dis pas. Je n’aime pas les flics.

Le carnet ?

C’est une pièce à conviction.

Quand Jeanne ferme la porte, elle semble en colère.

Qui c’est cette meuf ?

Je raconte à nouveau l’histoire. Jeanne fait une grimace.

Tu savais qu’elle écrivait ?

J’écris pour ne pas mourir, je milite pour changer le monde.

Non.

Jeanne semble rassurée. Elle m’embrasse et me prends dans les bras.

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Les semaines qui suivent j’oublie rapidement Marie De Clerq. J’oublie à nouveau la langue de ma mère et celle de mes grands-parents. C’est mardi, je déjeune avec Jeanne en terrasse d’un restaurant à côté de Pompidou. Elle commande une bouteille de Saint-Emilion et me dit qu’elle veut un enfant. Je manque de m’étrangler. Je mange sans rien dire et je ne réponds pas. Elle parle à nouveau de Bruxelles avec un « X ». Je me dis que ça lui passera. Je prends mon service à 14h30. Le flic à moustache m’attend devant la porte du bar. Il me dit qu’ils ont classé l’enquête. J’acquiesce et j’ouvre le bar. Il me suit à l’intérieur. Je prends un chiffon pour nettoyer les tables. Il reste planté là. Il me dit qu’il est désolé. Le flamand me revient.

Ik kende haar niet.

Il me tend le carnet.

Ik kende haar niet. Je répète.

Je ne comprends pas l’allemand.

Je ne la connaissais pas.

Il n’a pas l’air d’y croire.

Mercredi, je prends le Thalys à Gare du Nord. J’appelle ma mère.

Ik kom mama.

 J’ouvre le carnet de Marie De Clerq.

Chère Katia,

Je ne sais pas parler alors j’écris.

Je ne sais pas pourquoi j’écris.

Ce que je sais :

Ma grand-mère était flamande. Elle est devenue communiste à 16 ans. Elle est devenue clandestine à 21 ans, elle est enfermée dans la prison de Saint-Gilles à 22 ans en 1942. Elle est transférée dans le camp de concentration de Ravensbrück. Quand elle revient, elle ne veut plus parler flamand, ça lui rappelle l’allemand, la langue des SS. Elle rencontre mon grand-père. Il est Républicain, communiste et rattachiste. Plus tard, il militera pour le rattachement Wallonie-France. Ma grand-mère hait sa langue. Ma grand-mère part vivre à Mons/ Bergen. Elle devient dirigeante communiste. Elle a sept enfants. Elle devient mère au foyer quand elle tombe enceinte des jumeaux.

Ma mère a appris le flamand à l’école. Elle est mauvaise en « langues ».  

Elle m’oblige à prendre anglais en première langue, puis à prendre l’allemand. J’apprends un peu d’espagnol. Plus tard, à l’université, j’apprends le chinois. Je n’apprendrai jamais le flamand. C’est ma langue fantôme.

Je ne me souviens pas d’un moment de mon enfance où je n’aurais pas su ce qu’était Ravensbrück, les camps ou la Shoah. Comme je ne me rappelle pas d’un moment où je n’aurais pas su ce que voulait dire le mot communisme. Je crois qu’aussi loin que remonte ma mémoire, le communisme et Ravensbrück étaient les deux choses qui seraient indétachables de moi. J’ai compris tard que mes névroses, celles de ma mère, de ma grand-mère et étaient irrémédiablement liées à Ravensbrück. Comme des traumatismes qu’on se refilerait de génération en génération. Ravensbrück dont on ne savait rien.

Longtemps Ravensbrück était seulement une fierté, un héritage à tenir, celui de la résistance. Nous étions entraînées à faire partie du bon camp, celui des prolétaires. Nous étions éduqués au marxisme-léninisme, comme d’autres sont éduqués au catholicisme. Mon pire souvenir d’enfance avait été le visionnage d’Anastasia chez une amie, car nous n’avions pas le droit de regarder des Disneys. La découverte de ce dessin animé fut la découverte pour ma sœur et moi que d’autres avaient une vision différente de la vérité historique. Peu de temps après j’ai découvert que cette vision différente était largement majoritaire dans la société, que Mao n’était pas le Père Noël et que « stalinien » était une insulte. J’ai découvert qu’on pouvait se battre pour l’égalité totale entre les êtres humains et sans sourciller comme l’a fait ma mère aller au Cambodge serrer la main de Pol Pot. Pourtant, je ne regrette rien de cette partie de mon enfance.

Les camps étaient une image, un symbole. Comme ma mère et ma grand-mère, j’avais peur du gaz et des chiens. J’avais peur du fascisme et de la guerre. C’est un peu plus tard que j’ai compris qu’il manquait tous les bouts, tous les morceaux. Il ne restait rien de Ravensbrück, rien de ma grand-mère. C’est en lisant Perec que j’ai compris que moi aussi j’avais la mémoire fragmentée.

Je me souviens à peine de ma grand-mère. Pour moi, elle a toujours été cette petite vieille toute frêle dans un coin de la pièce. Celle qui a perdu la mémoire. Alzheimer. L’instant d’après elle était morte. Je ne me souviens pas plus de sa mort ou de son enterrement. Seulement des souvenirs flous. Parfois, ma mère me raconte des souvenirs d’enfance. Surtout les étés à Moliets. Elle dit qu’elle n’avait plus à faire le ménage pendant deux mois entiers, qu’elle laissait ses enfants tranquilles et que l’eczéma disparaissait de ses mains. Nous étions libres et elle aussi. Je demande comment elle a pu être femme au foyer. Ma mère ne répond jamais à cette question. Elle dit qu’avoir des enfants c’est une des plus belles choses sur terre.

Je recompose ma mémoire familiale fragmentée. A douze ans, je me rappelle qu’on a parlé des camps en classe pour la première fois. Je me tais pendant tout le cours. Je voudrais que la prof arrête de raconter mon histoire à ma place. Elle m’énerve à faire comme si elle savait. Je lève la main. Je lui dis qu’elle aurait pu demander avant de parler, avant d’expliquer de manière froide les camps de la mort, qu’elle pourrait demander avant de nous montrer les charniers si quelqu’un vient d’une famille de rescapés. Parce que moi oui. Elle est rouge comme une pivoine. Je suis fière de moi. J’ai fait mon petit effet. Elle dit qu’elle ne savait pas que j’étais juive. Je dis que je ne suis pas juive qu’on est communiste. Je dis ce que ma mère m’a dit de dire : on a été réprimé les premiers dès 33. Je suis comme un dictionnaire, je récite tout ce que je sais. L’incendie du Reichstag. La résistance. Les maquis. Stalingrad.

Mais la réalité est que je ne sais rien sur ma grand-mère dans les camps. Je ne connais que deux histoires que ma mère m’a racontées.

Ma grand mère arrive à Ravensbrück, il y a deux files : une pour le travail, l’autre pour les chambres à gaz. Elle sait ce qui va arriver, elle tente de faire changer de file une femme qui était dans son wagon, qui est une « princesse polonaise ». Je ne sais s’il y a des princesses en Pologne et encore moins des princesses juives ce qui me paraît le détail le plus fantasque. Elle dit non, qu’elle a confiance en son destin, ou un truc du style. Cette histoire fait partie de ma mémoire.

Le deuxième souvenir me semble tout aussi fantasque. Ma grand-mère ne veut pas obéir. Elle crache au visage d’une kapo. Comme elle est jolie, les SS décident de ne pas la tuer. A la place, ils la mettent dans un trou de 40 mètres de profondeur pendant 40 jours sans manger et sans boire. Grâce à la résistance, elle survit. Les résistantes lui apportent de quoi manger et boire et tapent sur les parois du trou pour éviter qu’elle ne devienne sourde.  

Je soupçonne ma mère d’avoir fortement romancé ces deux souvenirs pour une vertu didactique. Voilà ce qui reste de mon passé : deux souvenirs tronqués et les mots de Perec. 

Plus tard, pour comprendre qui j’étais, j’ai interviewé ma mère :

Elle avait sorti un paquet de feuilles, un peu jaunies et écornées.

Elle a donné une interview en 1986, elle parle des camps. De Ravensbrück. De son militantisme. C’est la seule trace qu’il nous reste d’elle. C’est la seule trace qu’on a d’elle. Elle ne parlait pas. Elle ne disait rien. Parfois, elle nous disait qu’on était les sept clous de son cercueil. Elle disait ça ma mère, quand elle tentait d’avaler un flacon d’aspirine et nous, on lui retirait les cachetons de la bouche un par un. Je détestais ma mère. Quand elle est morte, il n’y avait plus rien. Plus rien que ce rêve qui revenait tous les soirs. Ce rêve où je portais ma mère clouée sur sa croix. Ma mère était une sainte. C’était la résistante parfaite. Et quand j’ai grandi je passais mon temps à hésiter entre la haïr et l’admirer. Et puis il y avait tous ces trous, tous ces trous de mémoires. La mémoire tronquée, volée. Et la mémoire collective. Tout le monde parle de ta mémoire à toi. Celle qui te concerne. Et t’as envie de hurler. Parfois. De hurler. C’est ma mère. C’est ma mère. Les camps, c’est ma mère. La peur de l’odeur du gaz. La peur des chiens. Et le silence impossible à briser. On ne dit rien. Pour oublier, alors qu’on oublie pas. J’ai compris que ma mère était une survivante, je devais avoir 13 ans. C’était tard. Je me souviens, je regardais un magazine et il y avait un reportage photo sur la Shoah, je voyais les cadavres s’empiler. Et les corps vivants qui étaient aussi des cadavres. J’ai montré la photo à mon père. Et j’ai dit quelque chose comme : « C’est horrible ». Il a dit de parler moins fort. Parce qu’il ne fallait pas réveiller les souvenirs de ma mère. Ma mère et les camps. J’ai appris que ma mère était une survivante ce jour-là. C’est pas un jour qu’on oublie. J’ai compris ce jour-là, le regard vide des yeux de ma mère.

Il y a une seule fois où ma mère a accepté de parler des camps, on est parti voir Ravensbrück, les petites sont restées. Elles étaient trop jeunes c’était l’Allemagne de l’Est et mon père est resté pour les garder. C’est le seul souvenir de ma mère où elle me semble libre. Parce qu’il y a ses amies résistantes. Elles ne s’étaient plus vues depuis vingt-cinq ans. Elles ne s’écrivaient pas. Qu’auraient-elles pu se dire ? Elles s’évitaient même, je crois. C’est la seule fois où ma mère a accepté de parler des camps. Mais elle ne nous parlait pas à nous. Elle parlait à la résistance, à elle-même, à ses souvenirs. Ma mère nous dit alors, que les camps sont les plus belles années de sa vie. Et que nous, nous sommes son tombeau.

Plus tard, ma mère brûle toutes ses affaires des camps. Son pyjama, tous ses souvenirs. Elle dit on en parle plus jamais. Et on en a plus jamais parlé. Jusqu’à son enterrement. Une résistante est venue. Elle a lu un texte. Elle a dit que dans les camps, on appelait ma mère « le moineau », parce qu’elle mangeait comme un moineau. Nous on l’appelait Loulou et pas maman dans son dos parce que comme ça elle paraissait moins terrifiante. Mais ma sœur l’appelait toujours « la mère ». Et ça me faisait penser à Gorki. Quand je suis tombée enceinte de ton frère, ma mère m’a giflée. Elle m’a dit que j’étais inconsciente, qu’il y aurait la troisième guerre mondiale. Quand j’y repense, elle m’a sans doute giflée parce qu’elle ne voulait pas que ça m’arrive à moi d’être mère. Ou que ça arrive à l’enfant à naître d’être mon fils.

Ma mère est morte d’Alzheimer, alors tous les trous, les manques à combler sont devenus permanents. On ne pouvait rien construire sur ces manques. C’est comme si les fondations ne tenaient pas. Alors je vous ai tout raconté. Les camps, pourquoi moi aussi j’ai peur des gaz et des bergers allemands. Je vous ai tout raconté. Je vous ai raconté les fours crématoires, la résistance. Ma mère. Le combat à porter. Je ne voulais pas de rupture, je ne voulais pas que vous cherchiez les manques à combler. 

Ce que je sais :

Je t’aime.

 

Il n’y a rien d’autre dans le carnet. Je regarde le paysage défiler à toute vitesse. Je me rappelle le jour où ma mère m’a dit que mon arrière-grand-mère avait été rasée dans le square Camille Paulsen.

Pourquoi ?

Je ferme les yeux. Je ne veux pas savoir. Je sais déjà. Je sais qu’elle a collaboré.

Elle avait dénoncé une jeune femme. Sa voisine communiste : Louise Bodaert.

Loulou.

 

Ik kom mama. Ik kom.

Texte : M.E

Crédit Photo : M.E

 

Terrorisme (2)

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Le bruit de la sirène retentit. Une foule court dans tous les sens. Elle tente de s’agripper à son amie, mais sa main accroche le vide. Elle est déséquilibrée, elle tombe. Son genou râpe le béton humide, avec sa main elle touche le trou béant de son collant violet, sa peau est visqueuse, il commence à faire noir. Elle ne peut pas déterminer si c’est de la boue ou du sang. Elle est par terre à présent, elle ne voit plus rien, ses yeux piquent. Ils brûlent, les larmes coulent toutes seules. L’odeur du gaz la prend à la gorge. Elle suffoque. Il fait froid. Un froid glacial, un froid de novembre. Il faisait chaud dans la journée. Un peu. Ils étaient nombreux. En tout cas, elle en avait eu l’impression, elle avait passé sa veste à Tabitha qui était venue sans écharpe pour couvrir sa bouche.

Elle se sent faiblir à présent. Elle tend sa main devant elle pour vérifier les tremblements. Elle serre et desserre ses doigts contre sa paume. Elle ne se souvient plus depuis combien de temps elle n’a plus mangé. Ni depuis combien de temps elle est là. Elle ne se souvient plus de rien à présent. Les lumières au loin deviennent floues. Elle pense qu’elle va s’évanouir. Elle tente de crier. Aucun son ne semble vouloir s’échapper de ses lèvres. Elle voit soudain une armée de bottes noires s’approcher d’elle. Elle lève les bras en l’air. Alors qu’elle sent qu’on la soulève violemment. Elle entend distinctement le mot « terroriste ».

Le terrorisme est l’usage de la violence envers des innocents à des fins religieuses, politiques ou idéologiques…

 Elle perdit connaissance.

Elle fut réveillée par la sensation de l’eau glacée sur ses joues. Elle voit deux personnes penchées sur elle. Elle cligne des yeux. Elle ne parvient pas à les distinguer. Ils sont deux tâches floues au loin. Ils parlent. Mais elle ne comprend aucun mot. Ils sont peut-être allemands comme Tabitha. Son allemand est loin à présent. Elle tente de se concentrer sur les mots. Sa tête tourne. Elle ne voit rien. Son cœur s’accélère. Elle se dit qu’elle n’est pas capable de se rappeler un seul mot de quatre années à étudier l’allemand. C’est tellement loin à présent les années lycées. De la brume de son cerveau, un éclair jaillit alors. Ses lèvres s’étirent. On pourrait croire qu’elle sourit : « Grobheit ».

« What did she say ? », demande une voix.

« Elle a dit Grobheit, ça veut dire grossièreté en allemand », répond une deuxième voix.

« What did you say ? » demande à nouveau la première voix.

« It doesn’t mean anything, she says Grobheit which is a german word for rudeness. I think she’s not well. She needs water ».

Elle sent une main lui saisir le bras. Elle tente de redresser son corps. Elle cligne des yeux à nouveau, elle les voit plus nettement. Une femme aux cheveux courts et roses s’assied derrière elle. Elle lui passe une bouteille d’eau.

Elle dit : « Drink ».

L’homme à côté d’elle lui dit : « Bois ». Il allume une cigarette et secoue ses longues dread locks. « Tu es allemande ? ».

Elle secoue la tête. Elle explique qu’elle pensait les avoir entendu parler en allemand. La troisième secoue les épaules. Non. Ils ne parlaient pas allemand, mais elle est allemande. Elle s’appelle Claudia.

« Ca doit être mon accent. » Elle lui sourit. Ses cheveux longs et noirs encadrent un visage rond. Ses yeux sont rougis par les gaz.

« Voici Jean et Sally. Sally est anglaise. On ne se connaissait pas avant. On s’est juste rencontrés dans la cohue. On t’a vue tomber. On t’a ramassée ».

« Je suis Sacha », répond-elle.

Elle regarde autour d’elle. Il doit y avoir plusieurs centaines de personnes. Il fait noir à présent, mais elle distingue bien l’encerclement de centaines de policiers. Au centre personne ne bouge ou presque.

« Qu’est-ce qu’il se passe ? », demande-t-elle nerveuse.

« What ? » », demande Sally. Jean se penche vers elle et lui murmure quelques mots à l’oreille. Elle se lève d’un bond, faisant perdre l’équilibre à Sacha.

« What’s going on ? Your country is a fascist country. Fascists. They said that we are terrorists ! ». Elle hurle de rage.

Sacha se dit alors qu’elle ne comprend pas. Il y avait une manifestation. Une simple manifestation.

Les multiples définitions (Alex Schmidt et Berto Jongman en 1988 en listent 109 différentes) varient sur : l’usage de la violence (certaines comprennent des groupes n’utilisant pas la violence mais ayant un discours radical)…

Il y avait eu des pavés lancés, des coups de feu, ou dans le sens inverse. Elle ne savait plus. Elle avait faim et froid. Elle avait peur. Elle avait envie d’aller aux toilettes.

La foule se mit à bouger d’un seul coup. A coups de matraque ils séparaient la foule en groupes de cinquante personnes. Groupe par groupe, ils les faisaient avancer dans des cars aux couleurs de la police française. Les larmes s’échappèrent le long de ses joues sans qu’elle s’en rende compte. Elle s’adressa à Jean.

« Je ne comprends pas. Je me rendais à une manifestation. Je suis pacifiste. »

Jean secoua la tête.

« Dans quel monde tu vis ? Quantre ans d’état d’urgence, ça te dit quelque chose ? »

« Pas comme ça. Ca n’a jamais été comme ça ».

Une personne se retourne devant Sacha.

« Oui, cette fois il y a eu des morts ».

Un pavé gros comme son poing descend dans le ventre de Sacha. Elle blanchit.

…les techniques utilisées, la nature du sujet (mettant à part le terrorisme d’État),…

Puis elle se souvient. Les coups de feu. Le sang qui gicle à côté d’elle. Le sang sur le pavé. La violence des matraques. Ses genoux qui rompent. Le souffle qui se coupe. Il n’y a plus d’air à respirer. Il n’y a que la violence à l’état brut et les larmes.

…l’usage de la peur, le niveau d’organisation, l’idéologie, etc.

« Qui a tiré ? Qui a tiré ? Qui est mort ? »

Quelle importance qui est mort. Il est mort. Mort. Il y a eu des morts. Ils sont morts. Ils sont les nôtres. Ils ont glissés sur le pavé la gueule béante. Avec ce trou gigantesque dans la poitrine. Et ce sang qui ne s’arrête pas de couler. Alors qu’elle gravit les marches de l’autobus, Sacha voit encore le sang qui coule sur les dents brisés d’une jeune femme blonde, incrustées dans le pavé de la Place de la République. Ce sont nos morts. Nos mortes. Et pourtant ceux que l’on enferme c’est encore nous.

Dans nombre de définitions intervient aussi le critère de la victime du terrorisme.

Dans le car, les manifestants se serrent les uns contre les autres pour ne pas avoir froid. Ils chantent pour se donner du courage. Il y a une très belle chanson qu’un groupe fredonne au fond du car. Sacha leur demande ce que c’est. Un homme répond : « L’Estaca ».

Une femme aux cheveux rouges et aux lunettes rondes se place devant. Elle nous appelle « camarades », elle dit faire partie d’une organisation dont Sacha ne comprend pas le nom. Elle même porte un prénom de fleur ridicule comme Myosotis ou Marguerite. Elle veut rassurer tout le monde. Elle dit qu’il y a des droits. Elle les énumère. Elle parle d’avocats. Elle semble confiante. Un homme à la crête verte la bouscule.

« Ils en ont cramé trois, putain. Il faudra bien se couvrir. Il faudra trouver des fautifs. Il faudra trouver des boucs-émissaires. Des terroristes. »

Un grand nombre d’organisations politiques ou criminelles ont cependant recouru au terrorisme pour faire avancer leur cause ou en retirer des profits.

Tout le monde se hurle dessus à présent. Sacha se sent mal à nouveau. Elle vacille. Elle respire difficilement. Sally lui saisit la main et la serre fort. Elle lui sourit. Sacha se rend compte maintenant de l’odeur d’urine et de vomi qui se trouve dans ce bus. Il freine soudainement. Tout le monde se trouve projeté vers l’avant. Certains tombent. Les pieds de Sacha sont broyés par la lourdeur des bottes des autres. Sa respiration est coupée à nouveau et des centaines d’images lui arrivent devant les yeux tel un kaléidoscope.

Le brouillard qui l’enveloppe. Les flics partout. Un coup de feu. C’est sûr que c’est un coup de feu. Un vrai coup de feu. Elle a senti un poids s’effondrer à côté d’elle. Et devant elle, c’est le brouillard. Elle tâtonne dans le vide. Elle tente de s’accrocher. Mais sa main s’accroche au vide. Elle trébuche. Elle tombe. Au sol, il y a une masse inerte. Elle est certaine que c’est un corps. Instinctivement elle ferme les yeux.

Des partis de gauche comme de droite, des groupes nationalistes, religieux ou révolutionnaires, voire des États, ont commis des actes de terrorisme.

Ils les font descendre sur un immense parking désert. Au loin, Sacha peut distinguer des autobus garés. Plus loin encore, ils ont installé des hautes barrières. Une boule se forme dans sa gorge. Elle a froid. Elle a peur. Elle a envie de pleurer. Elle est en colère à nouveau. Elle se remémore la découverte du corps tombé à ses côtés, il y a quelques heures à peine. Elle se souvient de la gueule béante et déformée. Des ses cheveux blonds emmêlés. Du sang qui coule en filet sur le pavé Place de la République. Elle se souvient de ses yeux qui s’ouvrent. Elle se souvient de ce cri strident. Elle se souvient de son cri. Elle se souvient de cette veste verte et chaude trempée dans le sang. Elle se souvient de ses larmes de rage. Elle se souvient à présent avoir secoué ce corps par terre. Réveille-toi. Réveille-toi, bon sang.

Qui est morte ? Quelle importance puisque qu’elle est morte. Ce sont nos morts. Dans la nuit noire, vous emportez nos morts. Vous volez nos corps. Vous enfermez nos vivants.

Une constante du terrorisme est l’usage indiscriminé de la violence meurtrière à l’égard de civils…

Des spots à la lumière aveuglante les éclairent. Ils peuvent voir distinctement les hauts portails qui les entourent. Il n’y a plus rien à faire, ils sont cernés.

Après les coups de feu, il y a eu les pavés. Des dizaines de pavés qui volaient en l’air. Sacha s’est penchée, elle a ramassé une bouteille en verre et l’a jeté. Elle n’avait jamais rien jeté de sa vie. Elle était pacifiste. Elle était écologiste. En faisant ce geste, c’est toute sa rage violente qu’elle a jetée contre les policiers. Un geste vain. Un geste stérile. Un geste obsolète. Il n’y avait plus rien à faire. Ils approchaient à présent. Ils étaient beaucoup trop proches. Alors elle s’agenouilla. Il commençait à faire noir. Elle ne savait plus si c’était de la boue ou du sang. Elle s’accrocha au corps par terre. Elle lui murmura : « Tabitha. Réveille-toi, Tabitha ».

…dans le but de promouvoir un groupe…

Il y a le bruit des bottes. Les cris des gens partout autour d’elle. Mais elle reste accrochée au corps. Transie par le froid, elle se cramponne à la veste. Les larmes coulent. L’odeur du sang est insoutenable. Cette odeur de sang écaillé. Mélangé à l’odeur des gaz. L’idée qu’elle tient dans ses bras un cadavre la saisit. Elle vomit. Elle vomit sur le cadavre de son amie. Elle entend distinctement une voix. Elle lève la tête et voit distinctement le canon d’une arme pointée sur elle. Elle sent alors l’urine chaude couler le long de sa jambe gauche. Puis, elle s’évanouit.

…une cause ou un individu,…

A présent, le corps de Tabitha avait disparu. Il ne restait plus rien. Seulement l’odeur. L’odeur du sang. L’odeur de l’urine. L’odeur de vomi. Quelle importance qui est mort ? Puisque ce sont nos morts. Nos morts qu’on nous vole. Nos morts qu’on n’enterre pas. Et nos vivants qu’on enferme. La guerre est là.

Une voix résonne dans un haut-parleur.

« Vous êtes tous arrêtés dans le cadre de la procédure anti-terroriste ».

…ou encore de pratiquer l’extorsion à large échelle.

Sacha serre le poing. La guerre est là.

 

Texte : M.E

Image : James Hogge

 

Retour sans fin

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Je regarde le train freiner devant moi. Instinctivement, j’ai un mouvement de recul. Je me balance un peu d’avant en arrière. Je fume la dernière bouffée de cigarette. Je l’écrase alors qu’une grosse femme blonde devant moi appuie sur le bouton à droite de cette familière porte rouge. Je la regarde coulisser. Dans mon regard, il y a ce B encerclé qui s’imprime, qui s’incruste. Je pense comme un cancer. La grosse femme crie à un enfant des mots dans une langue qui m’est inconnue. Et pourtant ce sont ces mêmes mots qui me donnent un sentiment de réconfort. Ce sentiment que je pourrais résumer en une seule et unique phrase : « Je suis de retour au pays ». Tandis que je grimpe les marches pour accéder au wagon, je souris malgré mon angoisse. J’énumère dans ma tête les choses qui me plaisent, qui m’ont manqué, que je veux revoir : le chocolat, la bière, le cornet de frites mayo, le prix des clopes, les champs à perte de vue, les vaches partout, les petits sentiers dans les bois l’été, l’odeur de la terre après la pluie, ma mère.

Le train est bruyant. En face, l’enfant blond hurle à en devenir rouge. Sa mère le gifle. Je pose une main sur mon ventre. Les larmes me montent aux yeux. Je me tourne un peu sur le côté, je plisse les yeux, je serre les dents, pour ne pas sentir la douleur dans ma poitrine. Tout dans ce train me rappelle toutes les choses que je déteste ici : les gens, les hommes, la campagne, les champs à perte de vue, la pluie, le silence, l’odeur des tracteurs, ma mère. Lire la suite

Terrorisme

métroJour 1
Le bruit de la rame vrille dans ses tympans. Elle regarde le reflet s’étaler sur l’épaisse vitre. Elle mordille ses doigts, arrachant la peau usée. Elle évite le regard de l’homme assis en face d’elle. Elle sait qu’il la regarde. Ses yeux à lui, lui brûlent sa peau à elle. Elle lève les yeux vers le plan de la ligne. La petite lumière clignote sur la station Exelmans. A l’ouverture des portes, l’homme descend. Elle soupire profondément. L’angoisse monte encore un peu. Elle boit l’ultime gorgée de café, déçue. Porte de Saint-Cloud. Elle descend, marche rapide perchée sur ses talons rouges qui lui provoquent une douleur lancinante dans le dos. Sa bouche se tord en une moue. Sortie 5. Avenue de Versailles. Elle s’arrête devant le Mac Donald’s. Elle sort son téléphone portable. 14H55. Pas le temps d’un autre café. A peine le temps d’une cigarette. Elle l’allume. Elle se regarde dans la vitre. Elle a toujours cette sensation étrange en se regardant, comme si son corps ne lui appartenait pas. D’une main, elle attache ses longs cheveux bouclés rouges en un chignon. Elle écrase sa cigarette à demi consumée sur le trottoir. Elle s’éloigne avec ce sentiment de culpabilité de faire partie de ces gens qui bousillent la planète. Elle s’arrête au numéro 110 de la rue et pianote le code 30b678. L’immeuble est luxueux. Même le hall respire la richesse. Elle déteste ce quartier. Elle monte 3 étages à pieds. Déjà sa respiration est haletante. La cigarette. Elle appuie sur la sonnette de la porte à sa gauche.

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