Lettre à mon père (1)

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Tu vois pendant de nombreuses années, tu as été le sujet de tous mes écrits, de mes poèmes torturés, de mes romans inachevés, de mes pamphlets emplis d’amertume. Tu étais partout dans chaque phrase, dans chaque mot et même dans mes points de suspension, il y avait toute cette haine et cette douleur. Tu étais la figure du père absent, du père qui fuit, du père pas là.

Et j’avais beau essayé d’accrocher les morceaux, les pièces de souvenir ensemble, elles refusaient de tenir. Je me suis arraché les cheveux des nuits durant pour comprendre, pour raisonner l’absence de toi. Et à chaque fois que je te voyais tu n’avais jamais semblé plus distant. Alors je noircissais des pages et des pages, crachant ma colère chaque jour plus intense. Je crois que je n’ai jamais haï quelqu’un comme toi.

Un jour j’ai arrêté de te voir. Ma haine a été plus intense et puis j’ai grandi sans toi. Il faut dire que je n’ai pas été aidée : battue, violée, tentative de suicide. Je ne pouvais que finir sombre et torturée, mais il y a eu du bonheur, un peu parfois.

On s’est revu un peu. Un jour. Je voulais pardonner. Je voulais oublier. Mais c’était déjà trop tard car c’est toi que j’avais oublié. Comme si tout était déchiré, qu’il n’y avait plus rien à recoller. Et puis plus rien. Nada. Dans mes écrits, tu es un fantôme. Tu es devenu inexistant. A peine une mention. Par ci. Par là.

On s’est vu aujourd’hui. On a été mangé ensemble. C’était long et pénible. Tu ne me laisses jamais parler. Tu poses des questions, mais tu n’écoutes pas les réponses. Et puis, tu as dit cette phrase, qui s’imprime maintenant dans ma tête et martèle mes tempes. « Pourquoi tu ne fais plus de théâtre ? Tu avais tellement de talent ». Il a dit « une telle présence sur scène ». Sept ans ou huit ans, je ne sais plus vraiment maintenant. Sept ou huit années sans monter sur les planches. C’est long. Mais surtout, j’essaye de me remémorer quand il a pu me voir la dernière fois. De mes quinze ans à mes 18 ans on ne s’est pas adressé la parole. Avant alors ? Quand j’avais quel âge ? Onze ans ? Douze ans ? Treize ans ? Il trouve significatif de m’avoir vu jouer Le malade imaginaire avec une troupe d’enfants ?

Après ? Mais, il n’y a pas d’après. Car tu vois à dix-huit ans j’ai passé un examen d’entrée et je me suis plantée. Quand je t’ai dit ça, tu m’as regardé étonné. Comme si tu ne savais pas. Comme si tu ne te souvenais pas. Comme si cette expérience qui avait été fondatrice dans la construction de la personne que j’étais, t’avait échappée. Et j’ai compris que j’étais cette enfant figée dans le temps pour toi. J’étais encore sur scène en train d’interpréter une femme-pirate avec une épée en bois. J’avais le talent d’une enfant.

Il manquait tout. Tous les trous de mon histoire. Les bosses sur lesquelles je m’étais cognée. Il y avait tant de choses à dire et tu ne savais rien. Et tu refusais d’écouter. Malgré toutes ces années, tu étais toujours le père absent et invisible. Et j’étais toujours la fille sans père.

Texte : M.E.

Crédit Photo : Aïcha Rapsaet

 

Retour sans fin

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Je regarde le train freiner devant moi. Instinctivement, j’ai un mouvement de recul. Je me balance un peu d’avant en arrière. Je fume la dernière bouffée de cigarette. Je l’écrase alors qu’une grosse femme blonde devant moi appuie sur le bouton à droite de cette familière porte rouge. Je la regarde coulisser. Dans mon regard, il y a ce B encerclé qui s’imprime, qui s’incruste. Je pense comme un cancer. La grosse femme crie à un enfant des mots dans une langue qui m’est inconnue. Et pourtant ce sont ces mêmes mots qui me donnent un sentiment de réconfort. Ce sentiment que je pourrais résumer en une seule et unique phrase : « Je suis de retour au pays ». Tandis que je grimpe les marches pour accéder au wagon, je souris malgré mon angoisse. J’énumère dans ma tête les choses qui me plaisent, qui m’ont manqué, que je veux revoir : le chocolat, la bière, le cornet de frites mayo, le prix des clopes, les champs à perte de vue, les vaches partout, les petits sentiers dans les bois l’été, l’odeur de la terre après la pluie, ma mère.

Le train est bruyant. En face, l’enfant blond hurle à en devenir rouge. Sa mère le gifle. Je pose une main sur mon ventre. Les larmes me montent aux yeux. Je me tourne un peu sur le côté, je plisse les yeux, je serre les dents, pour ne pas sentir la douleur dans ma poitrine. Tout dans ce train me rappelle toutes les choses que je déteste ici : les gens, les hommes, la campagne, les champs à perte de vue, la pluie, le silence, l’odeur des tracteurs, ma mère. Lire la suite

Sous état d’urgence chapitre 1

hopital Tenon

12 Novembre 2019

Je m’avance. Je recule. Je m’avance et je recule. Encore et encore. A chaque fois qu’une nouvelle personne entre dans la rame. Chaque fois qu’une autre en sort. J’observe à peine ce qu’il se passe au dehors. Les stations sont toutes les mêmes. Des murs sales et décrépis. Ils s’étendent à perte de vue. Une fois sur deux, il y a des échafaudages. La nuit, je vois même des types travailler dessus. Toujours la nuit. Je mange les peaux mortes de mes doigts, en fixant la fenêtre ouverte au bout de la rame. Il y a ce gars adossé à la porte qui me regarde. Je baisse les yeux. J’arrache encore plus la peau sur mon pouce. Soudain, il y a cette douleur lancinante. Et le goût âcre du sang sur ma langue. Je fixe alors le néon qui clignote. Et clignote encore. Les portes s’ouvrent. Je recule. Je laisse passer les gens. Je ne les regarde pas. Je me tasse dans un coin en faisant tout pour paraître invisible.

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Terrorisme

métroJour 1
Le bruit de la rame vrille dans ses tympans. Elle regarde le reflet s’étaler sur l’épaisse vitre. Elle mordille ses doigts, arrachant la peau usée. Elle évite le regard de l’homme assis en face d’elle. Elle sait qu’il la regarde. Ses yeux à lui, lui brûlent sa peau à elle. Elle lève les yeux vers le plan de la ligne. La petite lumière clignote sur la station Exelmans. A l’ouverture des portes, l’homme descend. Elle soupire profondément. L’angoisse monte encore un peu. Elle boit l’ultime gorgée de café, déçue. Porte de Saint-Cloud. Elle descend, marche rapide perchée sur ses talons rouges qui lui provoquent une douleur lancinante dans le dos. Sa bouche se tord en une moue. Sortie 5. Avenue de Versailles. Elle s’arrête devant le Mac Donald’s. Elle sort son téléphone portable. 14H55. Pas le temps d’un autre café. A peine le temps d’une cigarette. Elle l’allume. Elle se regarde dans la vitre. Elle a toujours cette sensation étrange en se regardant, comme si son corps ne lui appartenait pas. D’une main, elle attache ses longs cheveux bouclés rouges en un chignon. Elle écrase sa cigarette à demi consumée sur le trottoir. Elle s’éloigne avec ce sentiment de culpabilité de faire partie de ces gens qui bousillent la planète. Elle s’arrête au numéro 110 de la rue et pianote le code 30b678. L’immeuble est luxueux. Même le hall respire la richesse. Elle déteste ce quartier. Elle monte 3 étages à pieds. Déjà sa respiration est haletante. La cigarette. Elle appuie sur la sonnette de la porte à sa gauche.

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