Appel en absence

Le bruit de l’alarme à côté d’elle lui vrille le tympan. Elle se retourne à plat ventre contre le matelas. Elle sent son corps s’enfoncer contre la face rugueuse, du matelas à nu, sur lequel ne repose aucun drap. Elle attrape du bras gauche le téléphone posé à deux centimètres de sa tête. Elle regarde à peine l’heure s’afficher sur l’écran, elle appuie mécaniquement sur «Rappel d’alarme » qui apparaît en gros et en orange sur l’écran tactile. Elle grogne un peu et rabat l’édredon au-dessus de son corps endormi, s’emmitouflant jusqu’au menton. Au bout des neuf minutes imparties, l’alarme se relance, elle réagit de la même manière et se tourne dans l’autre sens. A chaque fois, le temps de sommeil se révèle proche du néant. Elle sait déjà qu’elle n’aura plus le temps de rien : à peine de s’habiller, à peine pour une gorgée de café. Mais elle ne peut pas se résoudre à se détacher de sa couette chaude, réconfortante. Elle sait qu’en dehors du lit, il fait froid, glacial presque. Elle le sent sur ses joues. Elle anticipe les frissons qu’elle va ressentir. Elle se roule en boule une dernière fois. Elle se glisse de manière à atteindre le téléphone, elle lance un réseau social et regarde des vidéos sans le son, en faisant défiler. Elle change de réseau et observe, cette fois, les photos de vacances de son amie Corinne, qui est partie en Floride. Toutes les photos semblent avoir été criblées des filtres les plus aseptisés. Elle se recroqueville encore un peu, puis étire son dos. Elle se met en position assise, pose les pieds au sol sur un parquet froid. Ses orteils se serrent. Les plantes de ses pieds se courbent. L’heure s’affiche sur l’écran. Il est déjà 6h30. Sa bouche se tord. Dans le noir, elle attrape les vêtements, posés sur la chaise la veille. Elle fonce dans la salle de bain, la lumière blafarde lui renvoie une image de son visage peu glorieuse dans le miroir. Elle pose son téléphone sur le rebord de l’évier. Elle lance sa playlist sur l’application de musique en streaming. Le son est grésillant mais elle ne gâche pas le plaisir d’entendre les derniers morceaux de rap sortis à minuit. Le filet d’eau chaude lui ébouillante la peau, mais elle reste tout de même sans bouger. 

Puis, la musique s’arrête. Elle entend seulement la vibration du téléphone résonner contre l’évier. Elle ferme le robinet de la douche et s’enroule dans un gros peignoir en éponge. Elle s’approche du téléphone et voit : « Maman » s’afficher sur l’écran. Seulement, elle sait bien que ce n’est pas sa mère qui appelle. Elle reste à observer l’appareil vibrer sur le rebord de l’évier jusqu’à ce qu’il se déplace dans le vide et qu’il vole la tête la première contre le sol. Elle regarde simplement par terre mais sans faire un geste pour le ramasser. Elle est complètement hébétée. Elle sait ce que veut dire cet appel. Pourtant les larmes ne viennent pas. Elle se demande si elle en a trop donné. Elle secoue la tête, elle se rappelle de l’heure et enfile ses vêtements. Avant de partir de l’appartement, elle ramasse enfin son téléphone, sur l’écran aucun autre appel ou message. Ça s’arrête donc ici, se dit-elle. Bien sûr, elle pourrait rappeler. Mais elle sait déjà, qu’elle ne voudrait pas qu’on lui dise les mots qu’elle appréhende depuis tant de temps. Elle ne veut pas les entendre s’imprimer au fond de son conduit auditif et les sentir monter jusqu’à son cerveau. Elle a peur de vomir ses mots-là, de tomber ou de s’évanouir. Elle panique à l’idée de gérer cette douleur. Pourtant, elle devrait y être préparée… Elle ne l’est pas. Elle voudrait écrire un message à quelqu’un, entendre la voix d’une amie en retour. Des mots qui diraient : « je pense à toi, je te soutiens ». En enfilant sa veste en jeans rembourrée, elle ouvre plusieurs conversations. Elle pianote sur le clavier virtuel de l’écran mais, les doigts effacent les premiers mots rédigés. Elle tire sur la porte d’entrée et la claque avec force. Dans le couloir sombre de sa cage d’escalier, il y a une odeur de renfermé mélangé à la poussière. Le vide s’installe à l’intérieur d’elle. Il est là insidieux, partout en elle, il se faufile dans ses interstices. Et puis il est complètement là. Il la prend à la gorge. Elle court pour lui échapper. Elle dévale les escaliers repoussant le plus possible le vide qui l’habite. 

Elle est dehors. Le givre recouvre les fenêtres des voitures garées autour de la barre d’immeuble. Le ciel est encore trop sombre pour qu’elle y voit quoi que ce soit. Sous son bonnet, elle met ses écouteurs et lance à nouveau la playlist. Elle laisse la musique lui offrir les émotions qu’elle ne peut exprimer. Elle marche rapidement, en évitant de croiser les regards des personnes qui sont sur son chemin. Elle ne veut pas lire leurs sentiments à travers leurs regards. Elle n’aime pas les autres, pense-t-elle encore. Elle remonte le col de sa veste et se frotte les mains qui picotent à cause du vent glacial. Elle est rapidement devant la bouche du métro. Elle sort une cigarette un peu pliée par la poche de sa veste. Elle tire dessus rapidement sans se donner la peine d’enlever les cendres. Le vertige la prend, alors elle se cramponne à la rampe qui longe les escaliers. La sueur perle sous ses aisselles et sur son front. Elle sent ses jambes lâcher en dessous d’elle. Alors, elle s’assied à même le sol, sur la dalle froide. Elle prend de l’eau dans son sac à dos et fixe son regard sur l’écran de son portable pour se donner une contenance face aux gens qui passent et la regardent de manière réprobatrice. Les minutes passent, l’eau qui se trouve sur les marches imbibe son jogging. Elle ne pense pas à sa mère sur un lit d’hôpital. Elle se lève et s’engouffre dans le courant d’air de la station. 

Dans la rame, elle ne remarque même pas l’odeur immonde de pisse et de vomi qui se loge dans ses narines. Tant mieux ça ne lui rappelle pas le corps de sa mère qui lâche : ses excréments sur ses draps. A la place, elle regarde la vidéo d’un humoriste connu qui vanne sur le fait que les meufs ne veulent pas le baiser. Elle rit en se disant que c’est sûrement faux : il doit probablement avoir une vie sexuelle maintenant. Elle rit bêtement toute seule à la chute de la blague et elle ne voit pas que son voisin a levé les yeux de son propre écran. Une nouvelle vidéo se relance à la suite, elle ne voit pas que la majorité des personnes présentes dans le wagon ont eux aussi leur téléphone dans la main. Parfois, elle s’imaginait que son téléphone lui était greffé dans la main. Sa main devenait littéralement son écran et ses doigts tombaient un à un derrière la coque. C’est au moment de la troisième vidéo qui parle de la vie de Michèle Obama, que le métro freine d’un coup. Les lumières s’éteignent, elle n’enlève pas ses écouteurs pour ne pas penser au pire, à ce que ça pourrait être. Si elle les enlève, elle se rendra compte que c’est le silence complet dans la rame : personne ne parle, pas même pour se rassurer et se dire que c’est probablement un problème technique. Non personne ne dit rien, sans doute que certains font des prières dans leurs têtes, car elle ne peut pas être la seule à angoisser quand le métro s’arrête. Un jour, elle en avait parlé à sa mère, et celle-ci s’était moquée d’elle, elle lui avait ri au nez. Mais ça c’était avant, quand elle pouvait parler et rire, avant ce soir d’été, avant la paralysie, avant l’hôpital. La notification de message s’affiche sur le haut de son écran. Sonia : « Tu as vu mon appel ? » Elle balaye d’un geste le rectangle, sans l’ouvrir. Elle ne veut pas que ce soit Sonia qui lui dise ces mots-là. Par message en plus. Elle préfère se concentrer sur le destin merveilleux de Michelle Obama. 

A la fin de la vidéo, elle écoute d’une oreille l’annonce de la station où ils se trouvent en enlevant un de ses écouteurs. Elle l’enfonce à nouveau dans son oreille et relance la musique, elle lance un jeu qu’elle trouve stupide et chronophage. Des bonbons s’affichent sur l’écran. Les couleurs flashy l’empêchent de revoir le visage émacié de sa mère, ses côtes qui ressortent trop parce qu’elle refusait de s’alimenter. Je veux mourir. C’étaient les mots écrits sur la minuscule ardoise. Elle se concentre sur son jeu pendant les derniers arrêts. Elle voit à peine, le regard de l’homme qui se pose sur elle. Ses yeux à elle fixent l’écran à lui en brûler les rétines. Comme elle sent une larme couler et s’étaler sur le trait d’eye-liner, elle ferme les paupières quelques minutes. La fatigue s’empare à nouveau de son corps usé. Devant elle, il y a le corps de sa mère, ses côtes qui ressortent sous sa chemise, son corps minuscule et ratatiné. Son corps qui respire déjà la mort. Elle ouvre les yeux, et voit la dernière lumière allumée sur le plan de la ligne du métro. Elle essaye de toute ses forces d’invoquer le corps vivant de sa mère, un corps réconfortant, mais il n’y a rien d’autre que les souvenirs d’une chambre d’hôpital, un corps relié par des fils et des tubes à une machine, qui dit déjà qu’elle est morte et qu’elle ne revivra plus. 

Le métro s’arrête au terminus et elle reste la dernière, seule dans ce métro vide. Le froid du dehors se fait déjà sentir. Elle marche en direction de la sortie sans vraiment regarder ce qu’il se passe autour d’elle. Elle continue avec ses doigts sur l’écran de combiner les bonbons. Elle perd l’équilibre dans les marches du métro alors elle verrouille le téléphone et le range dans sa poche de jogging. Dehors le ciel a pris de la couleur, on distingue les visages dans les rues et le gris des bâtiments de bureaux. Dans un immeuble tout aussi gris que ses voisins, une enseigne lumineuse affiche OPTIMUM. Elle s’engouffre par les portes vitrées et sourit à peine aux gens qui entrent avec elle. Elle se dirige vers l’ascenseur. Dans sa poche, le téléphone vibre à nouveau. Elle ne le sort pas et refuse de le regarder. Elle sait que Sonia ne s’arrêtera pas là, qu’elle continuera de la harceler jusqu’à ce qu’elle puisse délivrer sa terrible nouvelle. L’annonce sonore indique le quatrième étage. Les portes coulissent. Le monde bourdonne à la machine à café. Raoul, le manager regarde sa montre sans même lui parler. Il est déjà 9h17, malgré tout elle fait la queue à la machine en ignorant le petit chef au crâne chauve. 

Le café a un goût âcre, il descend dans son œsophage en lui rajoutant de l’acidité partout où il passe. Elle entre dans l’open-space, compartimenté de minuscules bureaux sur lesquels reposent un téléphone et un ordinateur. A peine assise sur sa chaise, Raoul fonce sur elle et lui tend une feuille de consignes. Il n’a pas besoin de lui dire que les minutes de retard lui seront décomptées de son salaire de la journée. Elle enfile son casque et prend le premier appel. Sa voix presque enrouée du matin prend soudain une teinte artificielle. Elle se force à sourire comme si le client harcelé par un service qu’il n’a pas demandé pouvait voir ce sourire d’excuse. Mais son sourire est inutile à peine a-t-elle prononcé son prénom et la société pour laquelle elle émet cet appel qu’on lui raccroche au nez. Sans même broncher, elle passe à l’appel suivant, une voix d’homme l’insulte, agressif. Elle raccroche elle-même et passe au suivant. Elle n’entend pas les voix qui fusent partout des autres   bureaux, chacun accroché au casque téléphonique et les yeux sur l’écran d’ordinateur. Elle ne sait pas que sa collègue Samantha à sa droite a déjà réussi à tenir le client plus de deux minutes au téléphone. Elle ne sait pas que sous son bureau ses mains tremblent de nervosité, impatiente de boucler un contrat. Les siennes de mains se tiennent à plat sur le bureau. Sur sa cuisse, elle sent le vibreur bourdonner inlassablement. 

Les minutes puis les heures passent de la même manière. Dans le casque, les gens sont presque tous énervés. Ils font parfois semblant de ne pas l’entendre, ils répètent « allô » comme s’il y avait un problème de réseau. Elles sont parfois lasses ces voix désincarnées dans ses oreilles, un peu comme la voix de sa sœur, Sonia, la première fois qu’elle avait dit : « Maman va mourir ». Elle entendait mal ce jour-là. Le réseau était mauvais, elle était dans un chalet à la montagne pour les vacances, un endroit trop cher, trop chic pour elle. Trop cher, trop chic pour sa mère, peut-être même pour sa sœur. C’était son ex qui lui avait payé ces vacances. De la neige partout comme elle n’en avait jamais vu. Quand elle avait appris la nouvelle, elle se serait bien jeté de la falaise, sans même penser à la femme qui l’y avait emmenée. Mais elle était restée là, les bras ballants. Elle avait détesté Sonia, pour être là, à côté de sa mère, à lui tenir la main, et elle d’être là, dans une autre ville. Loin. 

La mère était incapable de parler, inconsciente depuis tant de temps, qu’elle ne pouvait rien faire. Jamais elle ne pourrait lui dire comment était sa vie à présent, accrochée aux téléphones des gens, abonnée aux appels en absence. Jamais elle ne pourrait pardonner à sa mère de l’avoir mise dehors un soir d’été. Jamais elle ne pourrait la prendre dans les bras pour se réconcilier de toutes les fois où elle avait appelé son répondeur juste pour entendre sa voix. Elle ne pourrait pas lui dire qu’elle vit avec cette femme, qu’elle se réveille avec son corps chaud tous les matins. Le problème de la mort c’est qu’elle est définitive. 

Allô, allô ! Elle a laissé trop longtemps ses pensées se retourner dans son cerveau. La personne à la voix tremblante crie dans son oreille et Raoul est penché au-dessus de la paroi qui sépare son bureau du couloir. Il la regarde avec ses yeux exorbités. Il est rouge, on dirait presque qu’il est sur le point d’exploser. Alors elle reprend sa plus belle voix pour vendre les mérites de l’assurance-vie Optimum. La vieille au bout du fil lui parle alors de ses petits-enfants qui ne viennent plus la voir. Elle aimerait peut-être lui demander, si elle aurait mis sa fille dehors un soir d’été si elle l’avait vue embrasser la voisine du deuxième. Mais elle ne demande rien. Elle se contente d’arnaquer la petite vieille. Elle a besoin de résultats, elle a besoin de ce travail surtout depuis qu’elle a quitté sa fiancée et leur appartement. 

La pause du midi vient à point. Elle sort acheter un sandwich emballé sous vide dans le petit Carrefour à côté des bureaux d’Optimum. Elle s’assied sur des escaliers d’un bâtiment un peu plus loin. De là, elle peut voir l’autoroute et les voitures embouteillées. Après avoir déballé le jambon-beurre, elle sort enfin son téléphone de sa poche. 16 appels en absence, 23 messages. Elle a presque de la peine pour Sonia. Elle doit gérer cette mort seule, sans personne d’autre. Appeler toutes les personnes proches et les mettre au courant. Soudain, Sonia s’attache à l’ombre de sa sœur, qu’elle a laissée à la rue, sans ouvrir la bouche, sans dire un mot. Elle s’accroche à l’idée qu’elles pourraient se pardonner, comme elle s’était accrochée à la main de sa mère dans le vain espoir d’un miracle. 

Elle avale le sandwich en quelques bouchées. Elle regarde l’heure sur l’écran de son téléphone. Il est déjà 13 heures. Elle se lève et allume la cigarette. Elle regarde les cendres s’envoler vers le pont de l’autoroute. Elle remet en boucle le même morceau de rap, et silencieusement, les lèvres prononcent les paroles. Elle remonte la rue vers Optimum. Elle voit Raoul et tourne les talons. Elle monte le son et marche plus rapidement dans l’autre sens. Elle ne sent déjà presque plus le téléphone vibrer. Le vent qui souffle contre ses joues lui donne l’envie de sourire. Un grand sourire, un vrai sourire. Elle s’arrête sur le bord du canal, et s’assied par terre sur le béton, sa cage thoracique soulevée par le rire. Elle pose son téléphone devant elle. Elle voit le numéro d’Optimum s’afficher sur l’écran. Elle laisse sonner dans le vide sans répondre. Elle regarde l’eau verdâtre s’écouler. Elle ouvre enfin les messages de Sonia et pianote simplement : « Mes condoléances ». Puis, elle éteint son téléphone et fixe quelques secondes cet écran noir. 

La chance

APC_0122Je me suis réveillée avec une nouvelle vidéo sur comment bien vivre son confinement. J’ai retenu deux choses : respirer en carré et trouver du positif dans le confinement. Le maître mot c’est de se rassurer. J’ai de la chance.

C’est vrai, j’ai de la chance. Je ne suis pas infirmière obligée de bosser en sous-effectif, remerciée par le pouvoir, mais obligée de bosser sans masque ou d’en fabriquer.

Je ne suis certainement plus caissière ou employée dans une entreprise qui refuse de fermer, ou qui ferme en prenant sur mes RTT (vous avez l’impression d’être en vacances ?), ou qui me licencie. Je ne suis pas non plus comme tous ces livreurs d’Amazon ou de Deliveroo qui se tuent pour livrer les autres.

Je suis simplement prof. Une prof crevée et usée. Avec le télétravail, j’ai l’impression de faire un boulot qui a encore moins de sens. Je parle à des ordinateurs, laissant les autres sur le côté en faisant semblant que je produirais seulement du savoir. Mais j’ai de la chance, de la chance de m’assurer encore un minimum de liberté, feignant de croire que je ne suis pas surveillée.

Ce matin, ça hurlait dans mon immeuble : des cris déchirants de femmes qui se font bousculer, frapper. Ce n’est pas la première fois que ça arrive et je sais déjà qu’avec le confinement tout va s’accélérer. Bien sûr quand j’entends ces cris, j’ai une boule dans l’estomac. Mais j’ai de la chance, parce que ces femmes-là ne sont plus moi. Moi, j’ai seulement des souvenirs et des souvenirs ça ne tue pas.

Je me dis que j’ai de la chance, parce que j’ai trois mètres carrés de plus que dans mon ancien appartement parisien. Et trois mètres carrés ça fait cinq pas en plus quand tu tournes en rond. L’année dernière j’avais un dégât des eaux que je n’arrivais pas à faire réparer car j’avais 3000 euros d’impayés de loyer, du coup mon appartement sentait l’humidité et j’avais peur que le mur de la salle de bain s’effondre. Je sais que j’ai de la chance car quand j’ai eu mon concours j’ai pu faire un prêt pour rembourser.

Non je sais que j’ai de la chance. Non, le problème c’est mon corps. C’est mon corps qui me lâche en permanence. Il se décompose petit à petit, les bouts de peau s’arrachent, les paupières se collent. A force de frotter mes mains les unes contre les autres, elles sont rouges de l’eczéma qui s’est formé entre chacun de mes doigts.

Non c’est mon corps qui me lâche, qui s’affaisse, qui souffre. Le problème c’est mon corps et les douleurs qui s’y installe en particulier dans la poitrine. En particulier du côté gauche. Du côté du cœur. Mais mon cœur n’a rien. Peut-être qu’il prévoit lui aussi de s’emmerder.

Dehors il y a du soleil, et je me dis que je pourrais sortir. Je n’ai pas de jardin mais dans ma résidence, il y a un bout de parking avec de l’herbe, je pourrais aussi me faire une attestation pour sortir un tout petit peu plus loin.

Je ne suis pas certaine d’y arriver, d’avoir la force de croiser un flic, de lui montrer un papier, de l’aider à se sentir dans son bon droit. Je ne suis pas certaine d’avoir la force de faire comme si tout ça c’était normal et juste, je n’ai pas le courage non plus de croiser le SDF à côté de l’Intermarché.

Alors je me roule en boule et j’essaye de respirer en carré. Je me dis que la pensée positive c’est vraiment de la merde.

L’angoisse

APC_0121Ca faisait un moment que j’avais laissé tomber le Je. Le Je qui en 2020 ne peut certainement plus être Autre. Le Je-égoïste. Le Je-égocentrique. Le Je-de-mon-corps-névrosé. Pour oublier un peu l’écriture thérapie. Pour arrêter d’écrire sur mon corps, sur le viol, sur mes angoisses. Sur la folie. La mienne ; celle des autres, surtout celle des autres pour ne pas voir la mienne.

Et pourtant c’est Je qu’on confine, alors je n’arrive pas à écrire sur Elle. Elle qui est Autre, et qui ne peut être que moi. C’est Je qu’on isole des autres. C’est Je qui tourne en rond et qui écoute les battements de son cœur, pour vérifier qu’il n’en manque pas. Il n’en manque pas. Est-ce qu’il est plus rapide ? Non. Est-ce que ce souffle est normal ? Oui. Peut-être. Finalement, je ne sais pas.

Une chose est certaine : je vais probablement crever ici. Oui bien sûr je sais ce qu’ils disent. C’est pas la guerre, bande d’égoïstes. C’est quoi ta guerre à toi ? Rester sur le canapé en regardant Netflix ? Fumer des pétards en attendant que ça passe ?

Celui qui dit ça n’a de toute évidence jamais connu la dépression. Dans mon appartement, il n’y a pas de canapé. Il y a mon lit. Sur mon lit, je mange, je me masturbe, je travaille, j’écris (parfois), je dors (pas souvent).

A 31 ans, je viens de découvrir que je vis seule. C’est un choix pourtant, mais je viens de découvrir ce qu’il signifie. Cela veut dire : mourir seule d’empoisonnement, d’une maladie inconnue, d’une fuite de gaz, du fascisme qui vient. J’ai aussi peur de crever que de ne pas crever : je suis coincée entre cette peur de mourir et cette peur de vivre de la même façon que je suis coincée entre la peur que les gens que j’aime m’abandonne (une peur sourde et violente) et la peur d’engagée une quelconque relation profonde et qui fasse sens. Je suis confinée depuis dimanche et je le vis mal. Je vis mal les injonctions. Je vis mal d’être cloîtrée. Je vis mal la télévision, je vis mal le discours des politiques, je vis mal. Je pleure tous les jours, alors j’appelle des gens. Je suis en errance de parole, et pourtant je voudrais du silence. Je voudrais que ma tête se taise et qu’elle arrête de dire que je vais crever.

J’ai regardé une vidéo de merde qui nous dit comment bien vivre le télétravail. Je crois que les règles c’est de ne pas traîner en pyjama chez toi et surtout de te faire une routine. J’ai envie de me promener en pyjama chez moi. De me coucher par terre, le dos sur le sol de fermer les yeux et d’attendre que ça passe. Je suis fatiguée d’attendre l’inéluctable maladie. J’ai peur d’infecter mes proches, mais surtout qu’on m’oublie.

Je vais sur les applis de dating, comme je joue à Candy Crush dans le métro, de manière automatique. Je vois des corps s’étaler devant moi, comme je vois les notifications s’étaler sur mon écran de téléphone. Je ferme les yeux et je fantasme sur l’idée de lire à nouveau. D’arrêter de consommer les autres comme on consomme des marchandises. Je suis lucide à peu près sur ma capacité à être une connasse.

Je sais que j’ai mal quand on ne me répond pas. Mais je sais aussi que j’ai mis trois jours à répondre à cette meuf, dans l’espoir secret qu’elle abandonne. J’écoute petit à petit mon cœur exploser comme s’il était une bombe à retardement. Je vis mal le confinement et je n’ai pas vraiment d’excuse. Je suis en bonne santé. Je ne semble pas avoir de symptômes hormis ceux que j’imagine. J’ai une connexion internet, un peu d’espace, un lit de la bouffe et depuis ce matin du chauffage chez moi. Mais quand ma tête bourdonne ma peau s’enflamme et gonfle. La peau tire et gratte violemment. Mes lèvres tremblent. Ma respiration est saccadée. Alors j’attends que ça passe. Ca ne passe pas.

Les flamandes

 

Marie dit qu’elle a peu de souvenirs d’elle. D’ailleurs, elle ne parle pas d’elle. Ou presque jamais. Marie est assise, haut-perchée sur le tabouret du bar. Elle commande une pinte de blonde. Elle ne regarde personne et moi moins que les autres. Je ne sais plus ce qu’elle fait dans la vie. Pour moi, elle est cette personne figée dans le temps, cette femme aux ongles rongés et aux lèvres gercées. Je ne sais plus quand cette conversation a commencé. Un peu par hasard. C’était la fin de soirée. J’avais bu trop de shots de vodka. J’ai parlé flamand. Marie m’a regardée en écarquillant les yeux.

Tu es flamande ?

J’ai acquiescé. J’avais fini mon service et elle m’a poursuivie dans la rue en titubant. J’ai fini par prendre pitié d’elle. Je me suis assise sur le trottoir et j’ai roulé une cigarette en me concentrant pour ne pas déchirer la feuille. Je crois qu’on s’est assises pas loin de Pompidou parce que j’ai reconnu un des clochard que je vois souvent quand je prends mon service.

Je ne sais plus de quoi on a parlé, j’étais trop bourrée pour m’en souvenir. Mais elle est revenue, le soir suivant, et tous les autres soirs d’après. Elle ne parle pas beaucoup en général et moi non plus. Je sais qu’elle s’appelle Marie De Clercq. Sa grand-mère est flamande, mais elle n’en connaît pas un mot.

Enfin si je sais dire, Ik ben Marie. Je sais qu’on dit Brussels et Luik. Y a des mots je peux les lire, mais pas les dire comme sinaasapelsap, parce que depuis enfant je le vois écrit sur les briques de jus d’orange.

Elle ne connaît pas le flamand malgré qu’elle soit Belge. Elle dit que « belge » ça n’existe pas. Qu’elle peut compter le nombre de fois où elle a traversé la frontière pour aller en Flandre : 4 fois. Elle a vu Bruges / Brugge pour la première fois, il y a deux ans. Elle ne connais pas Anvers / Antwerpen. Sauf la gare. Elle connaît beaucoup mieux les Pays-Bas. Souvent elle « descendait » à Maastricht pour acheter de la drogue dans des Coffee Shop sur le canal. Marie dit qu’en Belgique c’est plus simple qu’en France. On « descend » quand on va quelque part, on « monte » toujours chez soi. Ou alors c’est selon le niveau de la mer. Elle ne sait plus mais c’est mieux en tout cas.

Je ne dis rien. Elle est trop bourrée. J’essaye de lui dire qu’elle devrait rentrer. Elle recommande une pinte. Je lui sers. Peut-être que je ne devrais pas mais je lui sers quand même. Je suis barmaid. C’est mon boulot de leur bourrer la gueule. Elle la boit d’un trait. Elle accroche mon bras. Elle me regarde presque dans les yeux. Ils sont voilés, elle est beaucoup trop ivre.

Je lui commande un taxi. Je l’accompagne devant le bar en la tenant par la taille. Elle me demande mon prénom. Elle ne me l’a jamais demandé. Je lui dis Katia. Elle met sa main sur mon coup et m’embrasse. Son haleine pue l’alcool. Je la repousse doucement. Elle se penche en avant et vomis sur le pavé. Le chauffeur de taxi semble faire la tronche. Il dit qu’il ne veut pas de nanas bourrées dans son taxi, qu’elle va tout lui « saloper ». Je lui donne un gros pourboire. Il ouvre sa porte en regardant mes seins. Quand il s’éloigne, je pense que j’aurais peut-être dû l’emmener moi-même, appeler une amie à elle. Je ne sais même pas si elle a une amie. D’ailleurs, elle est toujours seule.

Je bois un shot de vodka et me réinstalle derrière le bar. La musique est sympa, il y a beaucoup de clientes, c’est vendredi soir. J’oublie un peu Marie. J’oublie la Flandre. J’oublie mon histoire. Ca fait longtemps que je l’ai oubliée. J’oublie souvent ma langue, j’ai adopté le français comme un nouveau souffle. Le français me fait respirer.æ

Je me suis endormie avec Jeanne. Elle dort toujours dans mon lit quand je me réveille. Jeanne est rousse aux cheveux bouclés. Elle est restauratrice d’œuvres d’art. Elle parle souvent d’aller à Bruxelles. Mais elle dit BruXelles. Je n’aime pas quand les Français prononcent le X, mais j’ai arrêté de les reprendre, ils ne comprennent pas. Ils débattent linguistique. Je baisse les armes. Elle veut voir le musée Horta. Elle est fascinée par l’Art Nouveau et par Victor Horta. Je ne lui dis pas que c’est moche. Je ne lui dis pas que je déteste l’Art Nouveau. Je n’aime pas le luxe. Je n’aime pas Bruxelles. Pas Bruxelles-Ville. Je n’aime pas Ixelles et ses étangs. J’aime seulement Anderlecht et ses faubourgs sales. Mais j’en suis partie quand même. Maintenant Anderlecht me manque. Je ne dis jamais que je viens de Bruxelles. Je dis toujours Anderlecht. Les gens disent c’est pas un club de foot ? Je hausse les épaules. J’aime pas le foot. J’aime encore moins faire semblant d’aimer le foot. Chez moi, les gens disent « les Mauves » pour parler du club. Je ne sais pas pourquoi en France, les gens disent « violet ». En Belgique ce sont deux couleurs différentes. Mauve, c’est très foncé. En flamand, c’est paarse ou purper.

Je bois le café en écoutant un 33 tours de Duran Duran. Les flics débarquent chez moi 30 minutes plus tard. J’ai mis du temps à comprendre quand je suis arrivée en France la différence entre la police et la gendarmerie.

Nous on a tout fusionné, ça foutait le bordel, après l’affaire Dutroux.

Je ne peux pas expliquer précisément. Peut-être que quelqu’un m’a raconté l’histoire un jour, mais je ne m’en souviens plus. Je sais juste qu’on a plus que la police.

Ils sont deux. Deux hommes. Un des deux porte une moustache grisonnante. Il est habillé avec une veste en cuir et jeans. Il me montre son insigne. Son partenaire bedonnant me tend une photo. Avant même de voir son corps tuméfié et ses lèvres bleutées, je sais déjà que Marie De Clercq est morte. Je le savais hier soir quand je l’ai faite monter dans le taxi. Je le savais peut-être le jour où je l’ai rencontrée. En voyant son cadavre, la bile remonte le long de mon œsophage et mes oreilles bourdonnent. Je cligne des yeux plusieurs fois et je sais que j’ai l’air stupide. Jeanne se lève. Le flic a un air narquois, mais peut-être que c’est moi qui l’imagine cet air-là.

Ca va ? Katia, ça va ?

Alsof ik een lijk had gezien.

Le flic à la moustache demande à Jeanne ce que j’ai dit. Jeanne le regarde sévèrement.

Je ne parle pas flamand.

L’autre flic, le gros, sort une petite poche en plastique fermée, dedans il y a un carnet. Sur le carnet, il y a un post-it. Pour Katia. Il me demande comment on se connaît. Je lui raconte. Je ne parle pas du baiser. Mais je parle du taxi. Il note tout ce que je dis. Puis ils me serrent la main.

Au revoir Madame De Bruyne.

Mais ils prononcent « bruine ». Ils demandent si je suis de la famille du joueur. Je pense à ma mère. Plus d’un âne s’appelle Martin. Je ne le dis pas. Je n’aime pas les flics.

Le carnet ?

C’est une pièce à conviction.

Quand Jeanne ferme la porte, elle semble en colère.

Qui c’est cette meuf ?

Je raconte à nouveau l’histoire. Jeanne fait une grimace.

Tu savais qu’elle écrivait ?

J’écris pour ne pas mourir, je milite pour changer le monde.

Non.

Jeanne semble rassurée. Elle m’embrasse et me prends dans les bras.

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Les semaines qui suivent j’oublie rapidement Marie De Clerq. J’oublie à nouveau la langue de ma mère et celle de mes grands-parents. C’est mardi, je déjeune avec Jeanne en terrasse d’un restaurant à côté de Pompidou. Elle commande une bouteille de Saint-Emilion et me dit qu’elle veut un enfant. Je manque de m’étrangler. Je mange sans rien dire et je ne réponds pas. Elle parle à nouveau de Bruxelles avec un « X ». Je me dis que ça lui passera. Je prends mon service à 14h30. Le flic à moustache m’attend devant la porte du bar. Il me dit qu’ils ont classé l’enquête. J’acquiesce et j’ouvre le bar. Il me suit à l’intérieur. Je prends un chiffon pour nettoyer les tables. Il reste planté là. Il me dit qu’il est désolé. Le flamand me revient.

Ik kende haar niet.

Il me tend le carnet.

Ik kende haar niet. Je répète.

Je ne comprends pas l’allemand.

Je ne la connaissais pas.

Il n’a pas l’air d’y croire.

Mercredi, je prends le Thalys à Gare du Nord. J’appelle ma mère.

Ik kom mama.

 J’ouvre le carnet de Marie De Clerq.

Chère Katia,

Je ne sais pas parler alors j’écris.

Je ne sais pas pourquoi j’écris.

Ce que je sais :

Ma grand-mère était flamande. Elle est devenue communiste à 16 ans. Elle est devenue clandestine à 21 ans, elle est enfermée dans la prison de Saint-Gilles à 22 ans en 1942. Elle est transférée dans le camp de concentration de Ravensbrück. Quand elle revient, elle ne veut plus parler flamand, ça lui rappelle l’allemand, la langue des SS. Elle rencontre mon grand-père. Il est Républicain, communiste et rattachiste. Plus tard, il militera pour le rattachement Wallonie-France. Ma grand-mère hait sa langue. Ma grand-mère part vivre à Mons/ Bergen. Elle devient dirigeante communiste. Elle a sept enfants. Elle devient mère au foyer quand elle tombe enceinte des jumeaux.

Ma mère a appris le flamand à l’école. Elle est mauvaise en « langues ».  

Elle m’oblige à prendre anglais en première langue, puis à prendre l’allemand. J’apprends un peu d’espagnol. Plus tard, à l’université, j’apprends le chinois. Je n’apprendrai jamais le flamand. C’est ma langue fantôme.

Je ne me souviens pas d’un moment de mon enfance où je n’aurais pas su ce qu’était Ravensbrück, les camps ou la Shoah. Comme je ne me rappelle pas d’un moment où je n’aurais pas su ce que voulait dire le mot communisme. Je crois qu’aussi loin que remonte ma mémoire, le communisme et Ravensbrück étaient les deux choses qui seraient indétachables de moi. J’ai compris tard que mes névroses, celles de ma mère, de ma grand-mère et étaient irrémédiablement liées à Ravensbrück. Comme des traumatismes qu’on se refilerait de génération en génération. Ravensbrück dont on ne savait rien.

Longtemps Ravensbrück était seulement une fierté, un héritage à tenir, celui de la résistance. Nous étions entraînées à faire partie du bon camp, celui des prolétaires. Nous étions éduqués au marxisme-léninisme, comme d’autres sont éduqués au catholicisme. Mon pire souvenir d’enfance avait été le visionnage d’Anastasia chez une amie, car nous n’avions pas le droit de regarder des Disneys. La découverte de ce dessin animé fut la découverte pour ma sœur et moi que d’autres avaient une vision différente de la vérité historique. Peu de temps après j’ai découvert que cette vision différente était largement majoritaire dans la société, que Mao n’était pas le Père Noël et que « stalinien » était une insulte. J’ai découvert qu’on pouvait se battre pour l’égalité totale entre les êtres humains et sans sourciller comme l’a fait ma mère aller au Cambodge serrer la main de Pol Pot. Pourtant, je ne regrette rien de cette partie de mon enfance.

Les camps étaient une image, un symbole. Comme ma mère et ma grand-mère, j’avais peur du gaz et des chiens. J’avais peur du fascisme et de la guerre. C’est un peu plus tard que j’ai compris qu’il manquait tous les bouts, tous les morceaux. Il ne restait rien de Ravensbrück, rien de ma grand-mère. C’est en lisant Perec que j’ai compris que moi aussi j’avais la mémoire fragmentée.

Je me souviens à peine de ma grand-mère. Pour moi, elle a toujours été cette petite vieille toute frêle dans un coin de la pièce. Celle qui a perdu la mémoire. Alzheimer. L’instant d’après elle était morte. Je ne me souviens pas plus de sa mort ou de son enterrement. Seulement des souvenirs flous. Parfois, ma mère me raconte des souvenirs d’enfance. Surtout les étés à Moliets. Elle dit qu’elle n’avait plus à faire le ménage pendant deux mois entiers, qu’elle laissait ses enfants tranquilles et que l’eczéma disparaissait de ses mains. Nous étions libres et elle aussi. Je demande comment elle a pu être femme au foyer. Ma mère ne répond jamais à cette question. Elle dit qu’avoir des enfants c’est une des plus belles choses sur terre.

Je recompose ma mémoire familiale fragmentée. A douze ans, je me rappelle qu’on a parlé des camps en classe pour la première fois. Je me tais pendant tout le cours. Je voudrais que la prof arrête de raconter mon histoire à ma place. Elle m’énerve à faire comme si elle savait. Je lève la main. Je lui dis qu’elle aurait pu demander avant de parler, avant d’expliquer de manière froide les camps de la mort, qu’elle pourrait demander avant de nous montrer les charniers si quelqu’un vient d’une famille de rescapés. Parce que moi oui. Elle est rouge comme une pivoine. Je suis fière de moi. J’ai fait mon petit effet. Elle dit qu’elle ne savait pas que j’étais juive. Je dis que je ne suis pas juive qu’on est communiste. Je dis ce que ma mère m’a dit de dire : on a été réprimé les premiers dès 33. Je suis comme un dictionnaire, je récite tout ce que je sais. L’incendie du Reichstag. La résistance. Les maquis. Stalingrad.

Mais la réalité est que je ne sais rien sur ma grand-mère dans les camps. Je ne connais que deux histoires que ma mère m’a racontées.

Ma grand mère arrive à Ravensbrück, il y a deux files : une pour le travail, l’autre pour les chambres à gaz. Elle sait ce qui va arriver, elle tente de faire changer de file une femme qui était dans son wagon, qui est une « princesse polonaise ». Je ne sais s’il y a des princesses en Pologne et encore moins des princesses juives ce qui me paraît le détail le plus fantasque. Elle dit non, qu’elle a confiance en son destin, ou un truc du style. Cette histoire fait partie de ma mémoire.

Le deuxième souvenir me semble tout aussi fantasque. Ma grand-mère ne veut pas obéir. Elle crache au visage d’une kapo. Comme elle est jolie, les SS décident de ne pas la tuer. A la place, ils la mettent dans un trou de 40 mètres de profondeur pendant 40 jours sans manger et sans boire. Grâce à la résistance, elle survit. Les résistantes lui apportent de quoi manger et boire et tapent sur les parois du trou pour éviter qu’elle ne devienne sourde.  

Je soupçonne ma mère d’avoir fortement romancé ces deux souvenirs pour une vertu didactique. Voilà ce qui reste de mon passé : deux souvenirs tronqués et les mots de Perec. 

Plus tard, pour comprendre qui j’étais, j’ai interviewé ma mère :

Elle avait sorti un paquet de feuilles, un peu jaunies et écornées.

Elle a donné une interview en 1986, elle parle des camps. De Ravensbrück. De son militantisme. C’est la seule trace qu’il nous reste d’elle. C’est la seule trace qu’on a d’elle. Elle ne parlait pas. Elle ne disait rien. Parfois, elle nous disait qu’on était les sept clous de son cercueil. Elle disait ça ma mère, quand elle tentait d’avaler un flacon d’aspirine et nous, on lui retirait les cachetons de la bouche un par un. Je détestais ma mère. Quand elle est morte, il n’y avait plus rien. Plus rien que ce rêve qui revenait tous les soirs. Ce rêve où je portais ma mère clouée sur sa croix. Ma mère était une sainte. C’était la résistante parfaite. Et quand j’ai grandi je passais mon temps à hésiter entre la haïr et l’admirer. Et puis il y avait tous ces trous, tous ces trous de mémoires. La mémoire tronquée, volée. Et la mémoire collective. Tout le monde parle de ta mémoire à toi. Celle qui te concerne. Et t’as envie de hurler. Parfois. De hurler. C’est ma mère. C’est ma mère. Les camps, c’est ma mère. La peur de l’odeur du gaz. La peur des chiens. Et le silence impossible à briser. On ne dit rien. Pour oublier, alors qu’on oublie pas. J’ai compris que ma mère était une survivante, je devais avoir 13 ans. C’était tard. Je me souviens, je regardais un magazine et il y avait un reportage photo sur la Shoah, je voyais les cadavres s’empiler. Et les corps vivants qui étaient aussi des cadavres. J’ai montré la photo à mon père. Et j’ai dit quelque chose comme : « C’est horrible ». Il a dit de parler moins fort. Parce qu’il ne fallait pas réveiller les souvenirs de ma mère. Ma mère et les camps. J’ai appris que ma mère était une survivante ce jour-là. C’est pas un jour qu’on oublie. J’ai compris ce jour-là, le regard vide des yeux de ma mère.

Il y a une seule fois où ma mère a accepté de parler des camps, on est parti voir Ravensbrück, les petites sont restées. Elles étaient trop jeunes c’était l’Allemagne de l’Est et mon père est resté pour les garder. C’est le seul souvenir de ma mère où elle me semble libre. Parce qu’il y a ses amies résistantes. Elles ne s’étaient plus vues depuis vingt-cinq ans. Elles ne s’écrivaient pas. Qu’auraient-elles pu se dire ? Elles s’évitaient même, je crois. C’est la seule fois où ma mère a accepté de parler des camps. Mais elle ne nous parlait pas à nous. Elle parlait à la résistance, à elle-même, à ses souvenirs. Ma mère nous dit alors, que les camps sont les plus belles années de sa vie. Et que nous, nous sommes son tombeau.

Plus tard, ma mère brûle toutes ses affaires des camps. Son pyjama, tous ses souvenirs. Elle dit on en parle plus jamais. Et on en a plus jamais parlé. Jusqu’à son enterrement. Une résistante est venue. Elle a lu un texte. Elle a dit que dans les camps, on appelait ma mère « le moineau », parce qu’elle mangeait comme un moineau. Nous on l’appelait Loulou et pas maman dans son dos parce que comme ça elle paraissait moins terrifiante. Mais ma sœur l’appelait toujours « la mère ». Et ça me faisait penser à Gorki. Quand je suis tombée enceinte de ton frère, ma mère m’a giflée. Elle m’a dit que j’étais inconsciente, qu’il y aurait la troisième guerre mondiale. Quand j’y repense, elle m’a sans doute giflée parce qu’elle ne voulait pas que ça m’arrive à moi d’être mère. Ou que ça arrive à l’enfant à naître d’être mon fils.

Ma mère est morte d’Alzheimer, alors tous les trous, les manques à combler sont devenus permanents. On ne pouvait rien construire sur ces manques. C’est comme si les fondations ne tenaient pas. Alors je vous ai tout raconté. Les camps, pourquoi moi aussi j’ai peur des gaz et des bergers allemands. Je vous ai tout raconté. Je vous ai raconté les fours crématoires, la résistance. Ma mère. Le combat à porter. Je ne voulais pas de rupture, je ne voulais pas que vous cherchiez les manques à combler. 

Ce que je sais :

Je t’aime.

 

Il n’y a rien d’autre dans le carnet. Je regarde le paysage défiler à toute vitesse. Je me rappelle le jour où ma mère m’a dit que mon arrière-grand-mère avait été rasée dans le square Camille Paulsen.

Pourquoi ?

Je ferme les yeux. Je ne veux pas savoir. Je sais déjà. Je sais qu’elle a collaboré.

Elle avait dénoncé une jeune femme. Sa voisine communiste : Louise Bodaert.

Loulou.

 

Ik kom mama. Ik kom.

Texte : M.E

Crédit Photo : M.E

 

Il y a des fantômes dans ma maison

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Parfois, je reviens sur les lieux du crime. J’arpente les couloirs comme une criminelle en fuite. Je rase les murs. J’enfonce ma tête dans ma capuche. Je me cache dans mon écharpe. J’évite de regarder les gens dans les yeux quand j’en croise, car ici, il n’y a pas âme qui vive.

Je suis là mais je fuis. Je me réfugie en boule dans mon lit. J’écoute les craquements du bois. Et je sursaute à chaque fois.

Quand j’étais enfant, je me souviens que je ne dormais jamais quand mes parents sortaient dehors. Chaque bruit me semblait révéler un cambrioleur quelconque, un assassin, un monstre, un vampire.

J’avais une angoisse terrible liée aux vampires et une imagination débordante. Je laissais délirant, mon esprit se cogner aux murs de la raison. Les vampires attendaient sagement que je m’endorme pour me transformer à mon tour.

Certaines fois, il me semblait qu’au moins si je m’endormais je ne sentirais pas la douleur de la mort. Et je m’endormais la peur au bide, persuadée que je ne me réveillerais jamais, ou alors avec des dents pointues. Si les vampires prenaient autant de place dans mon imaginaire c’est que je me figurais que la majorité de la population était à présent acquise au vampirisme. Il y avait un mécanisme dans leur bouche permettant de cacher les canines proéminentes. Par moment, je me mettais à courir dans le couloir de ma maison d’enfance sans me retourner pour échapper au monstre qui me poursuivait. Je dévalais les escaliers jusqu’à ouvrir la bouche de ma mère pour vérifier qu’elle n’avait pas été transformée la nuit précédente. Il était possible de déceler le mécanisme en cherchant un petit bouton ON/OFF sur la gencive.

Je ne sais pas de quoi les vampires étaient l’allégorie. Je sais seulement que longtemps les vampires ont été ma plus grande peur, plus grande encore que les pédophiles, le divorce de mes parents et la mort prochaine.

Aujourd’hui, je n’ai plus peur des vampires, pourtant dans ma maison, les bruits continuent de me faire sursauter. Il y a des ombres dans le couloir quand je monte les escaliers. Il y a les craquements du bois la nuit et puis souvent je sens sa présence. Là à côté de moi, dans mon ancienne chambre d’ado. Je sens à nouveau sa main sur mon bras lorsqu’il me projette contre la porte et que mon dos cogne sur la poignée.

Il y a les souvenirs qui me coupent le souffle et qui m’empêchent de respirer. J’entends la porte s’ouvrir dans mon dos. Je pose encore une fois ce verre d’eau, comme des milliers de fois depuis. Sa main me gifle la joue gauche. Et je ressens la brûlure.

Il est caché partout dans chaque recoin des pièces. Les souvenirs sont des fantômes. Les fantômes sont dans ma maison. Je ferme les yeux, il est là. J’ouvre les yeux, il est là. La boule au ventre. L’angoisse sourde. Le manque d’air.

Quand je suis ici, il est là. Je ne peux pas y échapper. Je vis avec les fantômes. Avec la peur. Cette peur-là dépasse de loin la peur de la mort, d’échouer, de perdre les gens que j’aime. Elle est l’humiliation, la torture, la douleur. Elle est l’engrenage bien huilé dans lequel j’ai jeté un coup de pied en courant sans me retourner.

Quand on vit avec la peur, on s’habitue à tout : à l’angoisse, aux insomnies, aux murs qui se resserrent, aux vampires, et même aux fantômes. Parfois je reviens sur les lieux du crime. Mais ce n’est pas mon crime à moi. Je me cache comme une fuyarde. Comme une évadée.

Il y a des fantômes dans ma maison. Rien ne peut les en déloger.

Texte : M.E.

Photo : M.E.

 

Fragments

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Je ne sais plus quels mots utiliser, quels mots écrire, quelles images emprunter pour te dire, pour tout te dire. Je ne peux pas parler. Je ne peux pas dire mon ventre qui se tord, je ne peux pas dire l’air qu’il me manque pour respirer. Je ne peux pas décrire le mal de mer, l’envie de hurler, l’envie de pleurer. Je ne peux pas te dire tout ce que tu vas me manquer et mon cœur qui se brise. Mon moi qui se craquèle. Mes fractures qui se font jour. Je ne peux pas dire ma sœur, tout ce que me fait ton départ. Si je ne peux pas le dire, c’est parce que je ne peux pas y penser. Je ne peux penser au nombre de kilomètres qui vont nous séparer et qui donnent le vertige.

Je ne peux pas penser à ma tristesse de te voir partir.

Je ne peux pas pleurer sur ton départ.

Je ne veux pas réfléchir au vide qui va s’installer quand tu seras partie.

Alors que me reste-t-il à dire, que me reste-t-il à écrire, que me reste-t-il ? Que nous reste-t-il ma sœur ?

Il reste les bribes. Il reste les fragments. Il reste les morceaux de nous.

Je veux t’écrire ces morceaux, pour que tu les garde en toi, pour que tu t’en souviennes, pour apaiser ta peine quand tu souffres, pour te faire sourire quand tu regarderas la mer.

La nuit

Je me souviens des nuits, ma sœur. Pendant de longues années, les nuits étaient les nôtres. Elles nous appartenaient. Je me souviens, ma sœur. Je me souviens de nos lits disposés côte à côte, ou l’un en face de l’autre. Je me souviens des histoires que l’on se racontait en chuchotant. Je me souviens des murmures dans le noir. Je me souviens de nos discussions. Je ne me souviens pas vraiment de leur contenu, mais je me souviens que c’était parfois animé.

Je me souviens de cette phrase que tu trouvais ridicule. « Tu dors ? ». Tu disais que quand tu dors, tu dors, tu ne réponds pas. Alors parfois, pour m’embêter, tu répondais : « Oui ».

Je me souviens aussi que nous repoussions les limites du sommeil le plus loin possible. Parfois, on voulait jouer à faire « une nuit blanche », parfois nous voulions juste jouer encore un peu et ne pas s’endormir. Et je me souviens de cette fois, où nous avions pris plein de jouets. Je crois que c’était notre époque petits poneys mais je n’en suis pas certaine. On avait mis tous ces jouets dans nos lits en hauteur et nous avions joué pendants des heures, à moins que cela soit des minutes et que c’est mon esprit d’enfant qui tord la réalité. Soudain, nous avons entendu quelqu’un monter l’escalier, nous avons alors mis tous les jouets dans un des deux lits et nous sommes couchés dans l’autre lit. Nous étions tellement épuisée que nous nous sommes endormies comme cela, laissant un tas de jouets dans le second lit.

Je me souviens de ces nuits où les parents n’étaient pas là et que l’on écoutait les grincements du plancher. Je me souviens que nous nous faisions peur, que nous parlions des cambrioleurs et puis tu t’endormais et moi je crevais de peur. Tu étais toujours la plus courageuse ma sœur. J’étais la trouillarde. Souvent, j’avais le sentiment de ne pas être la grande sœur. Je me souviens que ça me rassurait que tu sois là, parfois j’entendais ta respiration quand tu dormais et ça me permettait de m’endormir moi aussi.

Mais, je me souviens de cette fois où tu avais de la fièvre et que tu avais fait un cauchemar. Tu bougeais dans tous les sens, essayant d’empêcher les rochers virtuels qui te tombaient dessus. Alors je suis venue dans ton lit, je t’ai parlé et j’ai pris ta main et tu t’es calmée.

Les jeux

Je me souviens des jeux. De nos jeux. Je me souviens de chaque jeu. Je me souviens que tu voulais toujours tout bien préparer. Et que moi je voulais griller les étapes. Ca t’énervait mon impatience.

Je me souviens qu’on aimait se déguiser, et s’évader un peu. Je me souviens du petit magasin, et des faux yaourts à boire. Je sais qu’il y avait des jeux qu’on inventait. Je sais qu’on se disputait aussi. Je sais qu’il y avait un monde parallèle dans lequel il n’y avait que nous deux. Je ne sais pas quand cette bulle a éclaté, mais je sais qu’elle est toujours présente dans un coin de ma tête.

Je me souviens que tu voulais toujours aller dans le jardin, et que je n’aimais pas trop ça. Je crois que je préférais lire au chaud dans mon lit. Tu faisais toujours des choses qui me semblaient dangereuses, et pour ça je t’admirais.

Mais je me rappelle de la fresque murale que nous avions peinte. Je croyais que j’avais du talent en peinture. J’ai revu cette fresque en photo, heureusement que j’ai choisi d’être écrivaine.

Je me souviens de la première histoire que j’ai écrite. Nous l’avions écrite ensemble. C’était une BD, tu avais dessiné et j’avais fait le scénario. A moins que ça soit le contraire. Je ne me souviens plus de l’histoire, mais c’était une histoire avec un lapin.

L’école

Je me souviens que l’école a toujours été une souffrance pour moi. Je crois que tu aimais bien. J’étais douée à l’école et toi aussi. Mais pendant longtemps, je me sentais isolée, je n’arrivais pas à me faire des amis et tu étais meilleure que moi.

Parfois, j’avais le sentiment que tu parlais pour nous deux que tu communiquais pour moi avec les autres. Moi je parlais toujours trop ou pas assez.

Quand on était petite, les institutrices confondaient nos prénoms, je pensais naïvement que c’était parce qu’on se ressemblait.

Je me disputais toujours avec nos amies et quand on se faisait « la guerre », tu étais toujours de mon côté.

Je me souviens du moment où j’ai dû continuer l’école sans toi. Je me souviens de la boule d’angoisse pour réussir à avancer sans toi.

Je me souviens de la terreur que provoquait en moi d’aller en cours. Je ne me sentais jamais à ma place. Un jour, en rentrant de l’école, je t’avais demandé qui de tes amies était ta meilleure amie. Tu avais répondu que c’était moi, et mon cœur a manqué un battement.

Grandir

Après les années passent et on grandit. On fait des tas d’expériences des plus belles aux plus connes. On se prend des baffes dans la gueule. Dans mon cas, pas seulement au sens figuré. On avance dans la vie en s’écorchant les mains, en se prenant des coups, en se relevant et en s’écrasant encore. On a grandi, un jour. Peut-être même qu’on grandit encore. Je crois que par moment on s’est perdu de vues, et puis on s’est retrouvées, parfois pour se perdre encore. Parfois, j’oubliais de t’appeler. Parfois c’était toi. Parfois tu étais là. Parfois, j’étais aux abonnés absents. Je ne sais pas combien de fois tu m’as empêchée de tanguer. Combien de fois tu m’as empêchée de tomber. Combien de fois tu n’as pas réussi mais que tu m’as ramassée. Tu pars et j’ai encore tant d’histoires à raconter. Tu pars et je pense à tant de souvenirs. Tu pars et je voudrais raconter cette fois où nous avions cru que nous allions mourir de froid dans une tente, cette fois où l’on avait perdu notre mère dans un aéroport en Chine, cette fois où encore tu m’as chuchoté que ça irait, cette fois où je t’ai consolé, cette fois où tu étais là…

Nos souvenirs nous appartiennent pour toujours.

Mais puisque tu pars et que je ne sais plus quoi dire, il ne me reste plus qu’à dire une seule chose : « Je t’aime et je vais bien ne t’en fais pas ».

Texte : M.E

Photo : Aïcha Rapsaet

 

Dix ans

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Dans quelques semaines, ça fera dix ans. Dix ans que tu me hantes. Dix ans que je me cache. Dix ans que je marche sur la pointe des pieds. Dix ans que t’es là. Dans un coin de ma tête, toujours prêt à me tordre le bras. Dix ans que tu me fais peur. Dix ans que tu me fous la rage au ventre.

Dix ans c’est long. J’ai le sentiment que ça fait dix ans que j’attends que ça fasse dix ans. Dix ans parce que c’est un chiffre rond. Un chiffre rond que je pourrais mettre dans une boîte, fermer le couvercle, ranger dans une armoire que je n’ouvrirais plus jamais.

Dix ans c’est long. Ca fait dix ans de cauchemars. Dix ans à se souvenir. De toi, de tes traits déformés. De ta rage. De ta rage au-dessus de moi. Et de la pluie. De la route mouillée. Et de moi, de moi qui croule sous ta haine.

Dix ans c’est la date où tu as montré que tu me détestais publiquement. Tu as montré toute ta rage à mon encontre. Où je ne pouvais plus reculer. Où je devais admettre que tu étais violent.

Mais ça ne fait pas dix ans. Ca fait bien plus de dix ans que tu m’as violé pour la première fois. Ca fait bien plus de dix ans que tu m’as balancé contre un mur pour la première fois. Ca fait bien plus de dix ans que tu m’as tordu le bras dans un bal de village un jour d’été. Bien plus de dix ans que tu t’es tailladé le ventre avec un couteau pour me dire que je devais supporter la douleur. Plus de dix ans que tu m’as dit que j’étais une pute. Plus de dix ans que tu m’as dit d’arrêter de m’habiller comme ça. Que je me maquillais trop. Que j’étais trop grosse. Plus de dix ans aussi que tu m’as dit que j’étais folle.

Dix ans c’est long. Mais c’est moins long que les deux années où tu m’as torturée. C’est moins long qu’une nuit passée avec toi, nue dans un coin de ma chambre à pleurer de douleur. Dix ans c’est long. Mais c’est moins long que de se faire violer, c’est moins long que de se faire humilier, c’est moins long que la nuit où tu m’as frappée. C’est moins long que de boiter. C’est moins long que de voir ses visages qui ne bougent pas. C’est nettement moins long.

Ca fait dix ans que je raconte mon histoire. C’est presque banal comme histoire. J’avais dix-sept ans. J’ai rencontré un garçon. Il n’était même pas beau. Mais il était gentil. J’avais terriblement besoin qu’on m’aime, parce que mon père s’était barré. Parce que j’étais seule et larguée. Alors je suis restée.

La première nuit qu’on a passé ensemble, il m’a réveillée et a jeté tous les oreillers par terre. Je suis restée.

Pendant de longues soirées, il me déshabillait entièrement puis partait me laissant seule et nue. Je suis restée.

Je ne me souviens pas quelle a été la première fois où il m’a violé. Mais je me souviens de cette fois dans un grenier où je vomissais à cause de l’alcool ingurgité.

Je suis restée.

Je ne me souviens pas la première fois où il m’a insulté, mais je me souviens que ma mère m’a dit que je ne trouverais jamais de garçon plus gentil que lui.

Parfois, des nouveaux souvenirs reviennent. Je les laisse venir à moi à présent.

Ca fait dix ans que je raconte cette histoire. C’est une histoire parmi tant d’autres. C’est presque devenue une fiction. Il est devenu un personnage de mon imaginaire. Je ne dis presque jamais son prénom. Parfois je n’ai plus de larmes pour pleurer. Parfois je suis en boule dans mon lit prostrée. Ca fait dix ans.

Ca va mieux. Je ne sais plus ce qu’il y a à raconter. Je ne sais plus ce qu’il y a à ajouter. Que pourrais-je encore dire de plus ? Parfois, j’oublie même que je veux le tuer. Parfois, j’ai presque pitié de lui.

Ca fait dix ans, et c’est une histoire banale que je raconte. J’ai dix-sept ans, je dois faire cinquante kilos pour 177 centimètres. Je suis anorexique depuis mes douze ans. Les gens ne m’aiment pas. Je suis mal dans ma peau. Je bois trop. Je fume trop. Je déteste l’école. Je déteste les gens. J’ai fait l’amour avec un garçon un an auparavant. J’ai détesté ça. Je l’ai rencontré et je suis tombée amoureuse. D’un garçon pas trop beau, pour qu’il m’aime beaucoup et qu’il ne me quitte pas.

Ca fait dix ans que je raconte cette histoire. Je peux la raconter de mille façons. Parfois, je la raconte avec plein d’humour. Parfois, je la raconte en entier, avec les moments de violence. Et toi, mon interlocuteur, tu as envie de me prendre dans les bras. Tu as de la rage dans le ventre. Tu te demandes comment j’ai fait. Comment j’ai fait pour vivre.

Alors, je dis que je me suis accrochée. Et que j’ai continué. Que j’ai tangué. Que je suis tombée plus d’une fois. C’est pas une recette miracle. C’est dix ans à s’accrocher aux autres, à chercher du vrai amour, celui où tu ne te prends pas des baffes dans la tronche. Mais comment tu fais la différence, quand tu as appris la sexualité par la torture, par la violence. Tu ne fais pas la différence. Au début. Après ça vient. Mais c’est long putain. Et tu te plantes beaucoup. Parfois, tu fuis quand les gens t’aiment trop. Parfois tu restes quand ils ne t’aiment pas assez. Parfois tu marches sur un fil au bord du vide.

Tu rêves de crever quinze fois, pour arrêter d’y penser. Parfois tu survis juste. T’es à peine vivante. Parfois ça va mieux, et parfois c’est pire. Dix ans que je mets de la distance entre nous. Dix ans que les gens me regardent désolés. Désolés de tout. Désolés que j’ai vécu ça. Désolés de l’horreur. Désolés de ma survivance. Dix ans que je hurle, que je pleure. Dix ans que je veux briser le silence. Le silence à rebours. Dix ans que je te vois sur moi. Alors je hurle. Je hurle, parce que je n’ai pas hurlé avant.

Dix ans que je brise le silence.

Dix ans que j’écris sur lui. Sur toi.

Dix ans c’est long.

Dix ans que je sais qu’il n’y aura pas de point final à cette histoire.

Texte : M.E

Photo : M.E

Voix : M.E

 

 

La fracture

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Tu es là, assise sur un lit, enveloppée dans un drap blanc, qui jaunit par endroits, sur lequel sont brodées des initiales en rouge « H.V. M. », dans une chambre aux murs décrépits. Les gens hurlent dehors. Ils passent et repassent tels des automates, avec leurs yeux exorbités prêts à s’enfuir de leur corps. Et puis toi, tu es là, assise. Tu ne bouges pas. Tes mains tremblent. Avec une infime concentration, tu ouvres puis refermes tes doigts sur ta paume comme si cette simple sensation pouvait les empêcher de trembler. Parfois, tu regardes par la fenêtre et tu souris. Puis la minute d’après, tu as ce regard dans le vague et s’installe alors la douleur, la souffrance, la tristesse, la violence et la mort. Quelqu’un ouvre la porte vitrée devant toi que tu as fermée fébrilement à double tour, il y a une heure, par peur du dehors ; par peur des autres. L’homme devant toi en blouse blanche te demande si ça va. L’homme n’a pas de visage, il est juste un autre homme alors tu agrippes le drap et tu dis « oui ». Il n’y a pas d’autre réponse à donner. Parce que cet homme sans visage dans cette chambre qui n’est pas la tienne, tu ne veux surtout pas qu’il reste, tu ne veux surtout pas qu’il t’observe. Tu ne veux pas qu’il te touche, tu ne veux pas qu’il touche aux plaies purulentes qui ornent ton corps, tu ne veux pas croiser son regard, car tu ne sais pas ce que tu pourrais y voir.

Parfois quand tu éteins la lumière quand il fait nuit, tu vois une autre personne que celle qui se trouve dans ton lit, tu vois des traits qui ne sont pas les siens, tu vois son visage qui se déforme, qui s’émacie, pour devenir ce visage au teint cireux dont les cicatrices défigurent une bouche qui t’as embrassé de gré ou de force. Et d’un seul coup, la personne qui dort à côté de toi, parce qu’elle t’aime ou bien qu’elle veut simplement dormir avec toi, ouvre les yeux, et son regard est bleu électrique. Soudain tu es dépossédée de ton corps car ton corps est prostré tel une ombre dans le coin de la pièce. Tapi dans un coin. Et ce corps désincarné pleure et hurle de douleur, et il répète comme une litanie « Pourquoi ». Et tous ces « pourquoi » te font hurler, tu allumes la lumière, tu touches la personne réelle qui se trouve dans ton lit, elle se retourne et dit « Tu ne dors pas ? ». Toi tu ne réponds pas, parce que tu ne sais plus qui est cette personne et même avec la lumière allumée, il reste la part d’ombre du souvenir de ton corps nu et glacé qui ne dit rien, mais si on tend l’oreille, on entend comme un murmure qui sonne comme un « je t’aime ».

A l’hôpital, il n’y a personne dans mon lit, mais les ombres elles sont toujours tapies dans les creux de ma mémoire tronquée, fracturée. Alors assise sur ce lit, je roule distraitement une cigarette puis, je me lève péniblement. Chaque pas que je fais me semble douloureux tant il est difficile de maintenir l’équilibre de ce corps cabossé, écorché, détruit. Ce corps qui n’est plus corps. Je m’assieds au soleil, je rabats les manches de mon pull pour tenter de camoufler les blessures non pas aux autres, ces pantins dont on aurait coupé les fils, ces pantins aux membres, aux gestes désorientés. Mais à moi-même, à l’autre moi, celle qui n’est pas folle, celle qui me regarde avec amertume, celle qui est l’autre et qui dit « tu » plutôt que « je, moi » à mon égard, celle qui est lucide, celle qui dit que la société est malade, pas celle qui écorche ses bras avec ses ongles pour nettoyer la saleté de son irrationnelle culpabilité.

Je ne sais plus quand et comment je me suis retrouvée là, à quel moment exact se trouve la rupture dans ma tête. Parfois, je me dis que c’est cette vision de corps décharnés, souvent je me dis que c’est la vision de ma propre mort, de ce corps désossé, presque le mien, le goût âcre du sang dans ma bouche et la sensation du béton humide quand ma tête cogne, ricoche dans un bruit sourd. Je ne pleure pas. Je ne bouge pas parce que tous mes muscles sont atrophiés et j’ai cette horrible douleur qui me prend dans le bas du ventre. Je suis au-dessus de moi avec lui, et je vois mon corps sans vie et je guide sa main pour me frapper, encore et encore.

Il y a des jours où tu n’es plus là, où tu ne te trouves plus dans ta tête. Tu es allongée par terre, à même le sol et il semble humide, comme une route mouillée par une pluie fine. Tu ne ressens plus rien. Tu entends juste des cris, des cris douloureux, presque comme des pleurs. Tu fermes les yeux. Tu serres les poings si fort jusqu’à te faire mal, et sous le repli de tes paupières tu vois une femme nue et à quatre pattes, un corps d’une blancheur livide au-dessus d’elle avec sa main. Il tire violemment sur ses cheveux tant et si bien que sa tête forme un angle droit avec son dos, de l’autre main il agrippe un objet en métal et la frappe. Tu sais qu’elle serre les dents très fort, mais qu’elle ne pleure pas. Pas encore. Pas tout de suite. Tu sais qu’elle ne dit rien, parce qu’elle a peur, et qu’elle se dit que si elle ne dit rien, ça passera plus vite.

J’ouvre les yeux. Je me relève, face au miroir, je scrute chaque trait de mon visage, puis je soulève mon t-shirt, je vois mes seins, et mon ventre et je vois que ce corps est identique au corps agenouillé. Je vois ce corps souillé, dégradé. Je vois ce corps honteux. Je dis alors que la société est malade, parce qu’il n’y a rien d’autre à dire. Je vois mon corps et je ne l’aime pas. Je regarde mes seins et je vois ses mains dessus, et je me souviens de chaque sensation quand il posait ses doigts sur moi, alors je dis « tu » pour ne pas dire « je ». Pour ne pas être folle, je me fracture. Je me fracture en deux en trois, en dix et puis en mille et j’enfouis chaque morceau de moi au fond de ma mémoire.

A l’hôpital, le médecin te demande toujours si tu veux mourir, alors tu réponds inlassablement non. Tu réponds non, car à quoi bon mourir quand on est déjà morte, mais tu ne dis pas ça. Tu ne dis pas que parfois tu sembles sans vie, tu n’expliques pas la fracture de ton corps, de ta tête. Tu dis que tu aimes la vie mais que la vie, elle ne t’aime pas. Ce n’est pas vraiment un mensonge, tu vois, c’est juste plus pratique de dissimuler ta haine de moi sous un masque de victime, pour ne pas dire « je suis coupable ». Coupable d’avoir aimer la haine. Coupable de ne pas être partie. Coupable de ne pas avoir donné le premier coup. Coupable d’être revenue encore et encore. Coupable de ne pas avoir compris ce qui se passait. Coupable de t’être blotti contre lui et de s’être dit « ça ira mieux ». Coupable de ne pas avoir parlé. Coupable de ne pas l’avoir tué.

Coupable. Coupable. Coupable. Coupable.

Je préfère le « pourquoi » à la réponse qui hante mon sommeil. Alors je me fracture. Je trace une ligne entre toi, la folle, l’oiseau en cage et qui se cogne contre les murs, et moi la femme forte qui frappe plus fort que l’autre, la survivante mais qui ne se laisse jamais faire. Et entre toi et moi, tu vois, il y a ce gouffre de perte de mémoire qui me réveille la nuit, qui m’empêche de dormir. Il y a ce gouffre d’angoisse qui m’empêche d’aimer chaque personne qui veut le faire parce que je n’ai pas de mémoire passée.

Aujourd’hui, je suis et tu es, cette personne stoïque au milieu d’une cour d’hôpital, autour de toi, de moi, les corps, les gens inadaptés, malades, bourreaux-victimes, d’une autre, d’un autre. Et toi, tu essayes d’aller mieux de recoller les morceaux et moi j’ai cette espèce de rictus cynique qui s’affiche sur mon visage, toujours lucide, car je sais que nous sommes une fracture impossible à réparer.

Texte : M.E.

Photo : M.E, L’autoroute, Milan

Terrorisme (2)

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Le bruit de la sirène retentit. Une foule court dans tous les sens. Elle tente de s’agripper à son amie, mais sa main accroche le vide. Elle est déséquilibrée, elle tombe. Son genou râpe le béton humide, avec sa main elle touche le trou béant de son collant violet, sa peau est visqueuse, il commence à faire noir. Elle ne peut pas déterminer si c’est de la boue ou du sang. Elle est par terre à présent, elle ne voit plus rien, ses yeux piquent. Ils brûlent, les larmes coulent toutes seules. L’odeur du gaz la prend à la gorge. Elle suffoque. Il fait froid. Un froid glacial, un froid de novembre. Il faisait chaud dans la journée. Un peu. Ils étaient nombreux. En tout cas, elle en avait eu l’impression, elle avait passé sa veste à Tabitha qui était venue sans écharpe pour couvrir sa bouche.

Elle se sent faiblir à présent. Elle tend sa main devant elle pour vérifier les tremblements. Elle serre et desserre ses doigts contre sa paume. Elle ne se souvient plus depuis combien de temps elle n’a plus mangé. Ni depuis combien de temps elle est là. Elle ne se souvient plus de rien à présent. Les lumières au loin deviennent floues. Elle pense qu’elle va s’évanouir. Elle tente de crier. Aucun son ne semble vouloir s’échapper de ses lèvres. Elle voit soudain une armée de bottes noires s’approcher d’elle. Elle lève les bras en l’air. Alors qu’elle sent qu’on la soulève violemment. Elle entend distinctement le mot « terroriste ».

Le terrorisme est l’usage de la violence envers des innocents à des fins religieuses, politiques ou idéologiques…

 Elle perdit connaissance.

Elle fut réveillée par la sensation de l’eau glacée sur ses joues. Elle voit deux personnes penchées sur elle. Elle cligne des yeux. Elle ne parvient pas à les distinguer. Ils sont deux tâches floues au loin. Ils parlent. Mais elle ne comprend aucun mot. Ils sont peut-être allemands comme Tabitha. Son allemand est loin à présent. Elle tente de se concentrer sur les mots. Sa tête tourne. Elle ne voit rien. Son cœur s’accélère. Elle se dit qu’elle n’est pas capable de se rappeler un seul mot de quatre années à étudier l’allemand. C’est tellement loin à présent les années lycées. De la brume de son cerveau, un éclair jaillit alors. Ses lèvres s’étirent. On pourrait croire qu’elle sourit : « Grobheit ».

« What did she say ? », demande une voix.

« Elle a dit Grobheit, ça veut dire grossièreté en allemand », répond une deuxième voix.

« What did you say ? » demande à nouveau la première voix.

« It doesn’t mean anything, she says Grobheit which is a german word for rudeness. I think she’s not well. She needs water ».

Elle sent une main lui saisir le bras. Elle tente de redresser son corps. Elle cligne des yeux à nouveau, elle les voit plus nettement. Une femme aux cheveux courts et roses s’assied derrière elle. Elle lui passe une bouteille d’eau.

Elle dit : « Drink ».

L’homme à côté d’elle lui dit : « Bois ». Il allume une cigarette et secoue ses longues dread locks. « Tu es allemande ? ».

Elle secoue la tête. Elle explique qu’elle pensait les avoir entendu parler en allemand. La troisième secoue les épaules. Non. Ils ne parlaient pas allemand, mais elle est allemande. Elle s’appelle Claudia.

« Ca doit être mon accent. » Elle lui sourit. Ses cheveux longs et noirs encadrent un visage rond. Ses yeux sont rougis par les gaz.

« Voici Jean et Sally. Sally est anglaise. On ne se connaissait pas avant. On s’est juste rencontrés dans la cohue. On t’a vue tomber. On t’a ramassée ».

« Je suis Sacha », répond-elle.

Elle regarde autour d’elle. Il doit y avoir plusieurs centaines de personnes. Il fait noir à présent, mais elle distingue bien l’encerclement de centaines de policiers. Au centre personne ne bouge ou presque.

« Qu’est-ce qu’il se passe ? », demande-t-elle nerveuse.

« What ? » », demande Sally. Jean se penche vers elle et lui murmure quelques mots à l’oreille. Elle se lève d’un bond, faisant perdre l’équilibre à Sacha.

« What’s going on ? Your country is a fascist country. Fascists. They said that we are terrorists ! ». Elle hurle de rage.

Sacha se dit alors qu’elle ne comprend pas. Il y avait une manifestation. Une simple manifestation.

Les multiples définitions (Alex Schmidt et Berto Jongman en 1988 en listent 109 différentes) varient sur : l’usage de la violence (certaines comprennent des groupes n’utilisant pas la violence mais ayant un discours radical)…

Il y avait eu des pavés lancés, des coups de feu, ou dans le sens inverse. Elle ne savait plus. Elle avait faim et froid. Elle avait peur. Elle avait envie d’aller aux toilettes.

La foule se mit à bouger d’un seul coup. A coups de matraque ils séparaient la foule en groupes de cinquante personnes. Groupe par groupe, ils les faisaient avancer dans des cars aux couleurs de la police française. Les larmes s’échappèrent le long de ses joues sans qu’elle s’en rende compte. Elle s’adressa à Jean.

« Je ne comprends pas. Je me rendais à une manifestation. Je suis pacifiste. »

Jean secoua la tête.

« Dans quel monde tu vis ? Quantre ans d’état d’urgence, ça te dit quelque chose ? »

« Pas comme ça. Ca n’a jamais été comme ça ».

Une personne se retourne devant Sacha.

« Oui, cette fois il y a eu des morts ».

Un pavé gros comme son poing descend dans le ventre de Sacha. Elle blanchit.

…les techniques utilisées, la nature du sujet (mettant à part le terrorisme d’État),…

Puis elle se souvient. Les coups de feu. Le sang qui gicle à côté d’elle. Le sang sur le pavé. La violence des matraques. Ses genoux qui rompent. Le souffle qui se coupe. Il n’y a plus d’air à respirer. Il n’y a que la violence à l’état brut et les larmes.

…l’usage de la peur, le niveau d’organisation, l’idéologie, etc.

« Qui a tiré ? Qui a tiré ? Qui est mort ? »

Quelle importance qui est mort. Il est mort. Mort. Il y a eu des morts. Ils sont morts. Ils sont les nôtres. Ils ont glissés sur le pavé la gueule béante. Avec ce trou gigantesque dans la poitrine. Et ce sang qui ne s’arrête pas de couler. Alors qu’elle gravit les marches de l’autobus, Sacha voit encore le sang qui coule sur les dents brisés d’une jeune femme blonde, incrustées dans le pavé de la Place de la République. Ce sont nos morts. Nos mortes. Et pourtant ceux que l’on enferme c’est encore nous.

Dans nombre de définitions intervient aussi le critère de la victime du terrorisme.

Dans le car, les manifestants se serrent les uns contre les autres pour ne pas avoir froid. Ils chantent pour se donner du courage. Il y a une très belle chanson qu’un groupe fredonne au fond du car. Sacha leur demande ce que c’est. Un homme répond : « L’Estaca ».

Une femme aux cheveux rouges et aux lunettes rondes se place devant. Elle nous appelle « camarades », elle dit faire partie d’une organisation dont Sacha ne comprend pas le nom. Elle même porte un prénom de fleur ridicule comme Myosotis ou Marguerite. Elle veut rassurer tout le monde. Elle dit qu’il y a des droits. Elle les énumère. Elle parle d’avocats. Elle semble confiante. Un homme à la crête verte la bouscule.

« Ils en ont cramé trois, putain. Il faudra bien se couvrir. Il faudra trouver des fautifs. Il faudra trouver des boucs-émissaires. Des terroristes. »

Un grand nombre d’organisations politiques ou criminelles ont cependant recouru au terrorisme pour faire avancer leur cause ou en retirer des profits.

Tout le monde se hurle dessus à présent. Sacha se sent mal à nouveau. Elle vacille. Elle respire difficilement. Sally lui saisit la main et la serre fort. Elle lui sourit. Sacha se rend compte maintenant de l’odeur d’urine et de vomi qui se trouve dans ce bus. Il freine soudainement. Tout le monde se trouve projeté vers l’avant. Certains tombent. Les pieds de Sacha sont broyés par la lourdeur des bottes des autres. Sa respiration est coupée à nouveau et des centaines d’images lui arrivent devant les yeux tel un kaléidoscope.

Le brouillard qui l’enveloppe. Les flics partout. Un coup de feu. C’est sûr que c’est un coup de feu. Un vrai coup de feu. Elle a senti un poids s’effondrer à côté d’elle. Et devant elle, c’est le brouillard. Elle tâtonne dans le vide. Elle tente de s’accrocher. Mais sa main s’accroche au vide. Elle trébuche. Elle tombe. Au sol, il y a une masse inerte. Elle est certaine que c’est un corps. Instinctivement elle ferme les yeux.

Des partis de gauche comme de droite, des groupes nationalistes, religieux ou révolutionnaires, voire des États, ont commis des actes de terrorisme.

Ils les font descendre sur un immense parking désert. Au loin, Sacha peut distinguer des autobus garés. Plus loin encore, ils ont installé des hautes barrières. Une boule se forme dans sa gorge. Elle a froid. Elle a peur. Elle a envie de pleurer. Elle est en colère à nouveau. Elle se remémore la découverte du corps tombé à ses côtés, il y a quelques heures à peine. Elle se souvient de la gueule béante et déformée. Des ses cheveux blonds emmêlés. Du sang qui coule en filet sur le pavé Place de la République. Elle se souvient de ses yeux qui s’ouvrent. Elle se souvient de ce cri strident. Elle se souvient de son cri. Elle se souvient de cette veste verte et chaude trempée dans le sang. Elle se souvient de ses larmes de rage. Elle se souvient à présent avoir secoué ce corps par terre. Réveille-toi. Réveille-toi, bon sang.

Qui est morte ? Quelle importance puisque qu’elle est morte. Ce sont nos morts. Dans la nuit noire, vous emportez nos morts. Vous volez nos corps. Vous enfermez nos vivants.

Une constante du terrorisme est l’usage indiscriminé de la violence meurtrière à l’égard de civils…

Des spots à la lumière aveuglante les éclairent. Ils peuvent voir distinctement les hauts portails qui les entourent. Il n’y a plus rien à faire, ils sont cernés.

Après les coups de feu, il y a eu les pavés. Des dizaines de pavés qui volaient en l’air. Sacha s’est penchée, elle a ramassé une bouteille en verre et l’a jeté. Elle n’avait jamais rien jeté de sa vie. Elle était pacifiste. Elle était écologiste. En faisant ce geste, c’est toute sa rage violente qu’elle a jetée contre les policiers. Un geste vain. Un geste stérile. Un geste obsolète. Il n’y avait plus rien à faire. Ils approchaient à présent. Ils étaient beaucoup trop proches. Alors elle s’agenouilla. Il commençait à faire noir. Elle ne savait plus si c’était de la boue ou du sang. Elle s’accrocha au corps par terre. Elle lui murmura : « Tabitha. Réveille-toi, Tabitha ».

…dans le but de promouvoir un groupe…

Il y a le bruit des bottes. Les cris des gens partout autour d’elle. Mais elle reste accrochée au corps. Transie par le froid, elle se cramponne à la veste. Les larmes coulent. L’odeur du sang est insoutenable. Cette odeur de sang écaillé. Mélangé à l’odeur des gaz. L’idée qu’elle tient dans ses bras un cadavre la saisit. Elle vomit. Elle vomit sur le cadavre de son amie. Elle entend distinctement une voix. Elle lève la tête et voit distinctement le canon d’une arme pointée sur elle. Elle sent alors l’urine chaude couler le long de sa jambe gauche. Puis, elle s’évanouit.

…une cause ou un individu,…

A présent, le corps de Tabitha avait disparu. Il ne restait plus rien. Seulement l’odeur. L’odeur du sang. L’odeur de l’urine. L’odeur de vomi. Quelle importance qui est mort ? Puisque ce sont nos morts. Nos morts qu’on nous vole. Nos morts qu’on n’enterre pas. Et nos vivants qu’on enferme. La guerre est là.

Une voix résonne dans un haut-parleur.

« Vous êtes tous arrêtés dans le cadre de la procédure anti-terroriste ».

…ou encore de pratiquer l’extorsion à large échelle.

Sacha serre le poing. La guerre est là.

 

Texte : M.E

Image : James Hogge

 

Lettre à mon père (2)

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Tu me demandes pourquoi mon silence. Dans ma tête, je grommelle que je n’ai pas le temps. Que je n’ai pas que ça à faire de te répondre. Je suis débordée. Mais le temps passe, et du temps j’en ai. J’en ai pour d’autres. Même pour d’autres qui devraient être moins importants que toi.

Tu réitères. Mon silence. Pourquoi ? Et les jours passent. Et les mois passent. Je me tais.

Alors je m’interroge. Pourquoi je ne te parle pas ? Pourquoi, je ne peux pas simplement dire. Tout va bien, ne t’en fais pas. Pourquoi je ne te raconte pas que ça va mais que je suis épuisée. Pourquoi je ne te dis pas. Pourquoi je ne te dis rien. Pourquoi dans ma gorge ma voix se brise. Pourquoi mes lèvres restent scellées. Pourquoi il n’y a plus rien que le silence.

Et toi tu continues. Des dizaines de messages. De mails. Des tonnes de photos. De toi, de ta vie. Je ne les ouvre même pas. Je sais ce qu’ils disent ces messages. Ils répètent inlassablement la même histoire. Celle de ta culpabilité, que tu joues et que tu rejoues éternellement. Et moi tu m’étouffes. Parce que cette histoire elle m’use. Je n’ai plus rien à en dire. Je n’ai plus rien à dire. Il ne me reste que le silence.

Je ne peux plus jouer. Je ne peux plus jouer ton départ. Je ne peux plus jouer ton abandon. Je ne peux plus jouer mon cœur qui se brise. Parce que c’est trop tard, tu l’as piétiné en mille morceaux. Tu l’as écrasé encore et encore. Tu es parti sans te retourner. Et j’ai hurlé. Je t’ai dit de ne pas partir. Et j’ai hurlé encore. Et encore. De ne pas me laisser. Et tu es parti.

J’ai pleuré. Un peu. Je me suis vite arrêtée. Dans ma vie, il n’y avait aucune place pour les larmes. Il n’y avait que de la place pour ma mère et son corps frêle et sa tête fragile. Ma mère prête à se briser. Et moi. Moi, je me disais que je pouvais être forte pour deux. Que je pouvais tout porter sans m’écrouler. Il faut dire que pour te parler je hurlais. Je t’insultais même. Je te haïssais même.

Jusqu’au jour où j’étais usée. Usée de t’insulter. Usée de voir l’état de ma mère. Usée de te voir m’abandonner encore et encore. Ca suffit alors. Ne viens plus. Je ne veux plus te voir jamais. Tu as bien essayé de m’appeler. De m’écrire. Tu as dit que j’avais fait un choix. Que j’avais choisi notre relation. Moi j’étais encore une enfant. Toi tu n’étais déjà plus mon père.

Ca a duré des années. Quand on s’est revu tu ne te rappelais plus du nombre d’années. Moi si. Six ans. On avait déjà plus rien à se dire. Moi j’avais grandi sans père. J’avais grandi déséquilibrée, perdant toujours pied. Toi, tu étais devenu con. On avait plus rien en commun. Mais je voulais de l’apaisement dans ma vie. Je m’accrochais aux souvenirs de mon enfance. Désespérément. Comme celui des seuls jours heureux de ma vie. Peu à peu ces souvenirs s’envolent. Ils n’existent plus que comme une lointaine mémoire.Nous sommes des inconnus, mais dès que je t’écris, dès que je te parle, les douleurs se ravivent. Je ne peux pas créer de relation avec toi. Tu es la première personne qui est partie de ma vie sans te retourner. La première personne qui ne m’a pas retenu quand j’ai dit : « Je pars ». La première personne qui n’étais jamais là pour me tenir la main. Tu ne seras jamais que cette personne-là. Je t’ai fait des reproches. Je ne t’en veux plus. J’ai fait mon deuil au fil du temps et je n’ai plus rien à dire. Plus rien. Il n’y a plus que le silence.

Texte : M.E.

Crédit Photo : Thibault Blondin