Dans quelques semaines, ça fera dix ans. Dix ans que tu me hantes. Dix ans que je me cache. Dix ans que je marche sur la pointe des pieds. Dix ans que t’es là. Dans un coin de ma tête, toujours prêt à me tordre le bras. Dix ans que tu me fais peur. Dix ans que tu me fous la rage au ventre.
Dix ans c’est long. J’ai le sentiment que ça fait dix ans que j’attends que ça fasse dix ans. Dix ans parce que c’est un chiffre rond. Un chiffre rond que je pourrais mettre dans une boîte, fermer le couvercle, ranger dans une armoire que je n’ouvrirais plus jamais.
Dix ans c’est long. Ca fait dix ans de cauchemars. Dix ans à se souvenir. De toi, de tes traits déformés. De ta rage. De ta rage au-dessus de moi. Et de la pluie. De la route mouillée. Et de moi, de moi qui croule sous ta haine.
Dix ans c’est la date où tu as montré que tu me détestais publiquement. Tu as montré toute ta rage à mon encontre. Où je ne pouvais plus reculer. Où je devais admettre que tu étais violent.
Mais ça ne fait pas dix ans. Ca fait bien plus de dix ans que tu m’as violé pour la première fois. Ca fait bien plus de dix ans que tu m’as balancé contre un mur pour la première fois. Ca fait bien plus de dix ans que tu m’as tordu le bras dans un bal de village un jour d’été. Bien plus de dix ans que tu t’es tailladé le ventre avec un couteau pour me dire que je devais supporter la douleur. Plus de dix ans que tu m’as dit que j’étais une pute. Plus de dix ans que tu m’as dit d’arrêter de m’habiller comme ça. Que je me maquillais trop. Que j’étais trop grosse. Plus de dix ans aussi que tu m’as dit que j’étais folle.
Dix ans c’est long. Mais c’est moins long que les deux années où tu m’as torturée. C’est moins long qu’une nuit passée avec toi, nue dans un coin de ma chambre à pleurer de douleur. Dix ans c’est long. Mais c’est moins long que de se faire violer, c’est moins long que de se faire humilier, c’est moins long que la nuit où tu m’as frappée. C’est moins long que de boiter. C’est moins long que de voir ses visages qui ne bougent pas. C’est nettement moins long.
Ca fait dix ans que je raconte mon histoire. C’est presque banal comme histoire. J’avais dix-sept ans. J’ai rencontré un garçon. Il n’était même pas beau. Mais il était gentil. J’avais terriblement besoin qu’on m’aime, parce que mon père s’était barré. Parce que j’étais seule et larguée. Alors je suis restée.
La première nuit qu’on a passé ensemble, il m’a réveillée et a jeté tous les oreillers par terre. Je suis restée.
Pendant de longues soirées, il me déshabillait entièrement puis partait me laissant seule et nue. Je suis restée.
Je ne me souviens pas quelle a été la première fois où il m’a violé. Mais je me souviens de cette fois dans un grenier où je vomissais à cause de l’alcool ingurgité.
Je suis restée.
Je ne me souviens pas la première fois où il m’a insulté, mais je me souviens que ma mère m’a dit que je ne trouverais jamais de garçon plus gentil que lui.
Parfois, des nouveaux souvenirs reviennent. Je les laisse venir à moi à présent.
Ca fait dix ans que je raconte cette histoire. C’est une histoire parmi tant d’autres. C’est presque devenue une fiction. Il est devenu un personnage de mon imaginaire. Je ne dis presque jamais son prénom. Parfois je n’ai plus de larmes pour pleurer. Parfois je suis en boule dans mon lit prostrée. Ca fait dix ans.
Ca va mieux. Je ne sais plus ce qu’il y a à raconter. Je ne sais plus ce qu’il y a à ajouter. Que pourrais-je encore dire de plus ? Parfois, j’oublie même que je veux le tuer. Parfois, j’ai presque pitié de lui.
Ca fait dix ans, et c’est une histoire banale que je raconte. J’ai dix-sept ans, je dois faire cinquante kilos pour 177 centimètres. Je suis anorexique depuis mes douze ans. Les gens ne m’aiment pas. Je suis mal dans ma peau. Je bois trop. Je fume trop. Je déteste l’école. Je déteste les gens. J’ai fait l’amour avec un garçon un an auparavant. J’ai détesté ça. Je l’ai rencontré et je suis tombée amoureuse. D’un garçon pas trop beau, pour qu’il m’aime beaucoup et qu’il ne me quitte pas.
Ca fait dix ans que je raconte cette histoire. Je peux la raconter de mille façons. Parfois, je la raconte avec plein d’humour. Parfois, je la raconte en entier, avec les moments de violence. Et toi, mon interlocuteur, tu as envie de me prendre dans les bras. Tu as de la rage dans le ventre. Tu te demandes comment j’ai fait. Comment j’ai fait pour vivre.
Alors, je dis que je me suis accrochée. Et que j’ai continué. Que j’ai tangué. Que je suis tombée plus d’une fois. C’est pas une recette miracle. C’est dix ans à s’accrocher aux autres, à chercher du vrai amour, celui où tu ne te prends pas des baffes dans la tronche. Mais comment tu fais la différence, quand tu as appris la sexualité par la torture, par la violence. Tu ne fais pas la différence. Au début. Après ça vient. Mais c’est long putain. Et tu te plantes beaucoup. Parfois, tu fuis quand les gens t’aiment trop. Parfois tu restes quand ils ne t’aiment pas assez. Parfois tu marches sur un fil au bord du vide.
Tu rêves de crever quinze fois, pour arrêter d’y penser. Parfois tu survis juste. T’es à peine vivante. Parfois ça va mieux, et parfois c’est pire. Dix ans que je mets de la distance entre nous. Dix ans que les gens me regardent désolés. Désolés de tout. Désolés que j’ai vécu ça. Désolés de l’horreur. Désolés de ma survivance. Dix ans que je hurle, que je pleure. Dix ans que je veux briser le silence. Le silence à rebours. Dix ans que je te vois sur moi. Alors je hurle. Je hurle, parce que je n’ai pas hurlé avant.
Dix ans que je brise le silence.
Dix ans que j’écris sur lui. Sur toi.
Dix ans c’est long.
Dix ans que je sais qu’il n’y aura pas de point final à cette histoire.
Texte : M.E
Photo : M.E
Voix : M.E
❤
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