Je regarde le train freiner devant moi. Instinctivement, j’ai un mouvement de recul. Je me balance un peu d’avant en arrière. Je fume la dernière bouffée de cigarette. Je l’écrase alors qu’une grosse femme blonde devant moi appuie sur le bouton à droite de cette familière porte rouge. Je la regarde coulisser. Dans mon regard, il y a ce B encerclé qui s’imprime, qui s’incruste. Je pense comme un cancer. La grosse femme crie à un enfant des mots dans une langue qui m’est inconnue. Et pourtant ce sont ces mêmes mots qui me donnent un sentiment de réconfort. Ce sentiment que je pourrais résumer en une seule et unique phrase : « Je suis de retour au pays ». Tandis que je grimpe les marches pour accéder au wagon, je souris malgré mon angoisse. J’énumère dans ma tête les choses qui me plaisent, qui m’ont manqué, que je veux revoir : le chocolat, la bière, le cornet de frites mayo, le prix des clopes, les champs à perte de vue, les vaches partout, les petits sentiers dans les bois l’été, l’odeur de la terre après la pluie, ma mère.
Le train est bruyant. En face, l’enfant blond hurle à en devenir rouge. Sa mère le gifle. Je pose une main sur mon ventre. Les larmes me montent aux yeux. Je me tourne un peu sur le côté, je plisse les yeux, je serre les dents, pour ne pas sentir la douleur dans ma poitrine. Tout dans ce train me rappelle toutes les choses que je déteste ici : les gens, les hommes, la campagne, les champs à perte de vue, la pluie, le silence, l’odeur des tracteurs, ma mère. Alors que Bruxelles s’éloigne les larmes coulent sur mes joues. Je me rappelle de Joël, de notre appartement, du soleil et de la terrasse et de mon chat. Ce matin, j’étais rayonnante, lui inquiet.
« Je devrais venir avec toi ». Je secouai la tête énergiquement. J’avais besoin de faire ça toute seule. Je me sentais bien.
Maintenant, j’avais envie de vomir. L’odeur âcre me prit à la gorge. Je vis alors le clochard couché sur la banquette en face. Tout était pourri. Je me levai et allai m’asseoir à quelques pas de là. J’ouvris mon sac et sortit un cahier noir dans lequel j’écris frénétiquement : « J’ai la nostalgie du café de ma mère, Du pain de ma mère, Des caresses de ma mère… Et l’enfance grandit en moi ». J’hésite. Puis j’écris à nouveau : « J’aurais honte des larmes de ma mère ». Je souligne « honte ». Jusqu’à ce que le papier se troue. Je ferme le cahier. Je regarde le paysage défiler. J’essaye de me souvenir d’un autre poème. Mais seule cette phrase de Darwich me hante : « J’aurais honte des larmes de ma mère».
Le train s’arrête à Namur. Je me rappelle que cette ville est « affreusement moche ». Cinq minutes d’arrêt, je fume une clope à toute vitesse. Le contrôleur me regarde bizarrement. Je remonte dans le train. Le contrôleur me suit. Je m’assied. Il s’assied. Il me regarde avec un sourire niais. Il doit avoir quarante ans peut-être moins. Il est roux.
– Elsa ?
Je retiens ma respiration. Il vient de dire mon prénom. Elsa est un prénom courant. Pas de panique.
– Elsa Mertens ? Insiste-t-il.
Je hoche lentement la tête sans comprendre.
– Ca alors pour une coïncidence, dis !
Un accent à couper au couteau. Il prononce les R comme si ça vie en dépendait. Il vient de Bruxelles.
– C’est moi. Philippe ! Philippe Janssens.
Les connexions se font instantanément entre mes neurones. Philippe « Connard » Janssens. Le grand amour de ma sœur Viola. Je fais la moue.
– Qu’est-ce que tu fais là ? Mais oui, Viola habite à Namur depuis l’accident ! J’avais complètement oublié ! Comment va-t-elle ?
– Ca va, dis-je sombrement.
Que dire « Connard » Janssens ? Que tu m’apprends qu’elle vit là ? Que je ne sais pas ? Que je ne sais rien ? Que je me suis tirée comme une lâche ?
– On m’a dit que tu vivais en France…
– Montpellier.
– Dans le Sud,hein ? Ca doit être sympa là-bas. Et puis, il y a des jolies filles, si tu vois ce que je veux dire…
Il me fait un clin d’oeil.
– Je ne vois pas, non, dis-je sèchement.
Cet homme avait toujours été un porc. Je tourne la tête. Je plonge mon regard dans la Meuse, au loin, sombre et agitée. « Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ! ».
La nostalgie de ce paysage brumeux me hante. Mes premières amours poétiques. Comme si Bruxelles, n’était qu’Une saison en enfer. Comme si la Meuse était à jamais le théâtre du Bateau Ivre. J’avais récité tout bas dans les profondes forêts humides, les sonnets de Rimbaud. A quinze ans, je me rappelle avoir aussi écrit sur des feuilles de papier trempées de mes chagrins d’adolescente, des vers par dizaines.
– On dit dans le village que tu es lesbienne.
Je me tournai vers lui. Je dévisageai sa face rougeaude qui suait à grosses gouttes. J’appuyai ma main sur mon ventre qui me brûlait.
Je fis un rictus, puis doucement :
« Le Grand Fleuve, en amont, en aval,
A figé soudain ses eaux violentes.
Les montagnes dansent comme des serpents d’argent,
Les plateaux galopent comme des éléphants de cire,
Disputant sa hauteur au Seigneur du Ciel. »
– Je ne croyais pas les gens qui disaient que tu étais devenue folle après l’accident.
– C’est Mao
– Quoi ?
– Mao. Mao Zedong.
– Qui ?
– Laisse tomber.
– T’es vraiment cinglée.
Je lui souris puis presqu’en chantant, je répète le poème dans sa langue d’origine, presqu’en chantant. En faisant ça, je gribouille les idéogrammes du poème. Je lui tends le carnet.
– Je suis traductrice.
– Tu n’es pas lesbienne ?
– Je suis traductrice de poésie chinoise contemporaine.
J’ai tourné la tête à nouveau. Je ne veux plus le voir. Déjà, la Meuse a disparu, il n’y a plus que des forêts, et puis des champs, et des vaches à perte de vue. J’angoisse. Mon poing se serre. Mes jointures blanchissent. Les larmes coulent. Je ne sais déjà plus pourquoi je suis venue.
Je m’arrête à Libramont. Je descends sur le quai avec ses pavés brisés, ses graviers rouges. Il pleut. J’ai froid. Je vois ma mère au loin. Dix ans. Dix ans. Putain. Je mets ma capuche pour qu’elle ne me reconnaisse pas. Pas tout de suite. Pas si vite. J’allume une cigarette.
– Tu devrais leur dire…
Je tourne la tête. C’est encore ce connard.
– Que tu n’es pas lesbienne. Il y a plein de rumeurs qui circule sur toi.
J’écrase ma clope. Ma mère approche.
Je m’approche de lui.
– Il y a aussi des rumeurs sur toi.
Je saisis son poignet et le retourne lentement.
– Il paraît que tu aimes beaucoup la drogue.
J’appuie plus fort. Ma mère est quasiment à notre hauteur.
– Dans les verres des filles.
J’appuie. Il pousse un cri sourd. Je lâche son poignet.
Ma mère a vieilli. Elle semble plus usée que lorsque que je l’ai vue la dernière fois.
– Elsa ?
– Tu le reconnais ? Demandai-je à ma mère. C’est Phillippe Janssens.
Philippe se masse le poignet, puis tend sa main à ma mère.
– Madame Mertens.
Elle l’enlace.
– Philippe ! Tu sais que tu peux m’appeler Ophélie, il paraît que tu es revenu vivre dans la région ? Elsa est revenue aussi. Oh pas pour longtemps. Mais c’est déjà ça. Pour mon anniversaire. Tu devrais passer, c’est demain soir. Ca fera plaisir à Viola.
Un malheur n’arrive jamais seul.
– Oh ! ma mère pousse un cri, elle renifle. Elle ne s’en remettra jamais, bien sûr. Le pire c’est qu’il n’y ait pas eu de condamnation.
Pourquoi étais-je venue ?
– Ce n’était pas un accident ?
– Homicide involontaire.
– Oh, mais…
Ils me regardaient à présent tous les deux. Scrutant ma réaction. Je sortis une nouvelle cigarette, et l’allumai, faisant tout pour empêcher mes mains de trembler.
– Non, dis-je
– Je ne comprends pas, dit Philippe
Je regarde au loin, mais c’est moi que je vois. Accroupie par terre. J’ai dix ans de moins et je pleure. Et je chuchote les derniers vers du Ciel est par-dessus les toits de Verlaine :
« Qu’as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ? »
Un poème de prisonnier, pour une prisonnière. J’essaye de chasser cette image de la prison de Lantin.
– Je suis désolée, Elsa, mais il faut accepter ses fautes. Tu l’as tué.
Je regarde ma mère. Ses yeux vont dans tous les sens.
– N’écoute pas ma mère, elle est complètement folle.
Je crois qu’aussi loin que remontaient mes souvenirs, ma mère avait toujours été folle. Pas d’une douce folie. Pas du genre « un peu spéciale ». Pas du style « originale ». Pas folle comme un génie. Non juste folle. Vraiment folle. Instable. Celle dont tu ne sais pas si elle ne va pas finir par t’étrangler dans ton sommeil. Quand j’étais en prison, elle m’envoyait des tonnes de lettres, elle me traitait de meurtrière. Je me souviens de ses mots comme si je les avais lus hier, tant ils résonnent encore dans ma tête telle une ritournelle.
« Assassin.
Jamais je n’aurais pensé que la chair de ma chair, que l’enfant porté et chéri, lové et choyé, aurait pu assassiner l’innocence. Ecraser la pureté. Détruire l’étincelle, l’éclat brillant de nos vies. Alors que je pleure sa mort. Chaque jour. Chaque heure. Encore et encore. Je pense à ta mort à toi, assassin. Je pense à t’arracher le cœur. Le sortir sanglant de ta poitrine. Et te voir, expirer ton dernier souffle. Douce vengeance ».
Je regardai le quai. Les arbres au loin, verdoyants. Au loin j’apercevais la vallée de la Semois. J’avais presque oublié la beauté de mon enfance. Le retour aux sources. Mais ici, la source était pourrie. Infectée. Chaque beauté me faisait violence. Il n’y avait que la mort et la violence. Je regardais mon pays natal. Le manque se faisait sentir. Je voulais revoir la route qui montait sinueuse devant chez moi, s’enfoncer dans la forêt de sapins. Là où j’avais la première fois récité Ma Bohème. La première fois où j’avais écrit mes premiers vers.
Mais ici, tous me rappelaient mes premières fois, mes premières gifles, mon premier viol, mon premier meurtre. Tout sentait le souffre. L’enfermement n’est pas toujours celui qu’on croit. La prison pour moi fut presqu’une délivrance. Une première tentative d’éloignement. La rupture avec ma mère, avec mon village, avec mon bourreau. Une rupture avec Viola. Une rupture avec ce minuscule corps mort. Au fond, j’avais presque espéré être condamnée.
Je ne sais plus comment je suis montée dans la voiture de ma mère, la main sur mon ventre. Le goût écaillé de mon vomi a fond de ma gorge. Je ne sais plus pourquoi, j’ai allumé une cigarette. Ma mère a froncé les sourcils. Au bout de quelques kilomètres, elle finit par dire :
« Je me demande pourquoi tu es revenue si ce n’est pas pour assumer après tant d’années ? »
J’ai haussé les épaules. J’ai allumé la radio. Les larmes me montent à la gorge en entendant la voix transcendante de Bowie. Les paroles résonnent en moi plus que jamais.
« But her friend is nowhere to be seen./ Now she walks through her sunken dream »
Ma vie avec Joël me semblait loin à présent, presque irréelle. Je perdais de vue son visage, les couleurs vives de notre appartement, j’essayais faiblement de dessiner dans le vide quelques caractères du poème Sur le balcon de Li Bai. Ce poème que j’avais calligraphié moi-même sur le mur de notre chambre à coucher à Montpellier, s’évaporait, m’échappait, s’envolait, sans que je ne puisse rien y faire. Sur ma cuisse, je sentais mon téléphone vibrer sans cesse. Ma main saisit mon bras droit, j’y enfonçai mes ongles jusqu’au sang. Je laissai s’échapper mes larmes.
A la maison Chloé m’accueillit en me serrant dans les bras. Ma sœur cadette avait sept ans de moins que moi. Elle était trop jeune pour se rappeler de quoi que ce soit. On avait gardé contact. Un peu. Elle était venue quelques fois à Montpellier. Elle m’avait convaincue de revenir pour les 65 ans de ma mère. Je ne sais pas pourquoi j’avais dit « oui ». Joël avait essayé de m’en dissuader. J’avais pleuré beaucoup, fumé pas mal, puis j’avais pris un billet d’avion pour Bruxelles.
Dix années passées à me reconstruire. Dix années à fuir. Détruites en un claquement de doigt. A table, à côté de moi, était assise Viola. Elle portait un chignon serré. Ses traits étaient émaciés. D’un an mon aînée, elle semblait plus vieille que moi de dix ans. Pourtant, j’étais celle qui avait fait deux ans de prison. Elle était celle qui avait perdu son enfant. A cette pensée, l’air me semblait manquer dans ma poitrine.
J’avalai un nouveau verre de vin. Je ne savais plus combien de verres j’avais bu à présent. Je pensais à la vie en moi, mais toute vie me semblait morte à présent. J’envoyai un texto à Joël. « A l’aide ». Il essaya de m’appeler quinze fois. Je rejetai chaque appel. Mon corps me semblait fonctionner tout seul. Comme en transe.
Ma mère complètement soule leva son verre. Tout le monde se tut à la table.
« Soixante-cinq ans. Pas de petits enfants. Sauf Lucas. Lucas qu’on m’a pris. Lucas qu’on m’a volé. Lucas qu’on a tué. »
Le verre de Viola se brisa dans sa main. Ma mère poussa un petit cri.
« Tais-toi », dit Viola en serrant les dents.
« Elle l’a tué ».
Je ne veux pas regarder ma sœur dans les yeux.
Je vois sa main tremblante essayer d’allumer une cigarette. Je lui tends un briquet flambant.
« Comment tu fais, poursuit Viola, comment tu fais Maman ? Pour te lever tous les matins et te regarder dans une glace ? Mon fils mort, ma sœur en prison et puis quoi encore ? C’était un accident. Elle a passé deux ans en prison pour rien, je pense qu’on peut s’arrêter là ».
J’ose enfin plonger mon regard dans celui de ma sœur. Tout y est : notre amour indéfectible. Je pose ma main sur mon ventre. J’ouvre la bouche et puis :
« Elle est enceinte ». Le couperet. Ma mère avec son sourire victorieux. Viola et son regard triste et puis Chloé qui éclate en pleurs. Je secoue la tête énergiquement. J’essaye de nier. En vain. Je m’enfuis. Je cours dans la nuit noire. La nuit n’existe qu’à la campagne. J’avais oublié tout ce noir. Je m’y enfonce. Je m’assieds sur l’herbe trempée au bord du sentier. Je frappe mon ventre pour arracher ce qui s’y trouve. Mon téléphone vibre à nouveau, je l’éclate par terre.
A la campagne, les jours s’écoulent plus lentement. Je passe le plus clair de mon temps couché sur un lit. Sur mon matelas, je dessine avec mon doigt les caractères chinois de poèmes dont je me souviens. C’est au bout de cinq jours que Joël est arrivé. Les yeux rouges. Il semblait n’avoir pas dormi depuis cinq jours. Il s’est assis à côté de mon lit. Tout doucement, il m’a caressé la joue.
« Elsa, viens on rentre à la maison. »
« C’est ici ma maison. »
« Non ça c’est la maison de ton enfance où des horribles choses te sont arrivées. Nous on construit une famille dans un endroit qu’on aime ».
« Il n’y a plus de famille. Il n’y a plus rien. »
« Qu’est-ce que tu racontes ? »
« J’ai tué un second bébé ».
Lentement, il a lâché ma main. Il s’est reculé.
Texte : M.E
Photo : M.E., Nieuwpoort